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Les disparus portés par pertes et profits

J’ai en mémoire un sujet de dissertation que nous avait donné notre professeur de philosophie dans le courant de 1965 alors que débutait le chantier du pont d’Aquitaine au-dessus de la Garonne : « la construction d’un pont vaut-elle une seule mort humaine? » Un sujet qui a perdu tout son intérêt dans une société où les accidents du travail sont traités de manière bien différente selon le contexte où ils interviennent. On ne s’interroge guère sur ce thème.

Je ne sais ce que j’avais pu écrire puisque la vie ne m’avait pas encore appris à relativiser mais ma réponse actuelle serait formelle : non ! Les trois temps de la dissertation s’en seraient trouvé bouleversés puisque la thèse, l’antithèse et la synthèse n’auraient pas existé.

Ainsi un ouvrier qui chute d’un échafaudage n’aura absolument pas le même sort qu’un.e fonctionnaire au service de l’État tué;e dans l’exercice de ses fonctions régaliennes. Les chauffeurs routiers, les marins, les maçons, les charpentiers, les agriculteurs, les employés d’usines dangereuses ou les autres corps de métier appartiennent à la catégorie des « cas ordinaires ». Ainsi on peut être frappé par le sort qui a été réservé à l’équipage de ce remorqueur perdu dans l’Atlantique au moment où disparaissait un ancien Président de la République avec les honneurs et la gloire de sa fonction.

Le « Bourbon Rhode », sous pavillon luxembourgeois et comptant 14 membres d’équipage, a coulé samedi dernier en raison d’une voie d’eau alors qu’il se trouvait à proximité de l’ouragan Lourenzo, à  plus de 2 000 km de la Martinique. Ces hommes de diverses nationalités ( l’équipage était majoritairement ukrainien avec un capitaine croate, un Philippin, un Russe, un Sud-africain) ont tout tenté pour échapper à leur sort funeste mais trop proches de ce phénomène climatique ils n’ont pu éviter un naufrage dans un océan déchaîné.

Lorsque le navire a coulé, il n’était en effet qu’à 60 milles nautique de l’oeil du cyclone Lorenzo (catégorie 3) avec des vagues de plus de 10 m et des creux équivalents. Les trois rescapés récupérés à ce jour ont pu embarquer sur un radeau de sauvetage, mais sont incapables de préciser si leurs camarades ont pu se sauver. Les chances de survie, même pour quelqu’un qui est équipé d’une combinaison et d’un gilet de sauvetage, sont extrêmement faibles dans un tel contexte.

Ces travailleurs des mers ont affronté des conditions apocalyptiques et ils ont vu forcément arriver la mort sur leur navire ballotté comme un fétu de paille. Il y a peu de chances, malgré les moyens de recherche mis en œuvre de retrouver d’autres survivants. Seulement 4 corps ont été retrouvés. On a peu parlé de ces « marins péris en mer » dans l’exercice de leur métier alors qu’ils sont 11 à l’heure actuelle à avoir donné leur vie pour seulement remplir leur contrat de salarié.

Pour ma part je les considère comme des héros du quotidien,  comme des hommes assumant des risques connus avec courage et bravoure sans pour autant bénéficier d’une quelconque reconnaissance de cette société surtout préoccupées par des enjeux médiatiques. On compte en effet, en France en moyenne plus de 10 décès dans leur travail, par semaine, dans le secteur privé. On doit ajouter à cette moyenne celles et ceux qui se sont tués sur leur trajet domicile-travail.

La très grande majorité d’entre eux ne donne pas lieu à des reportages ou des articles à sensation. Juste un entrefilet ou une brève ou rien du tout à l’échelon national. C’est banal et souvent si l’on en croit les descriptions le fruit de la fatalité ou de ce que l’on décrit comme étant les risques du métier qu’il faut assumer. Est-ce le cas dans toutes les situations ?

On peut en douter… puisque la notion de « risques du métier » est différemment interprétée d’un événement douloureux à l’autre. Une relativisation qui prend son importance dans une société où la tendance repose davantage sur la notion horrible de coût de ces accidents mortels que sur celle de l’analyse de leurs causes.

Les 11 marins du remorqueur du « Bourbon Rhode » n’auront aucun hommage officiel, aucune cérémonie particulière, aucune reconnaissance collective. Ils entreront dans d’improbables statistiques et jamais personne ne connaîtra leur nom… qui ne figurera sur aucun monument ! Pour le moment 7 d’entre eux figurent dans la colonne « disparus » et deviennent de fait des fantômes…qui hanteront peu de consciences.

Cet article a 2 commentaires

  1. J.J.

    Un couvreur qui tombe d’un toit n’a pas droit à la cour des Invalides, et pourtant il est aussi utile à ses concitoyens qu’un militaire mort en opération !
    Dans un cas comme dans l’autre, ça fait partie des risques du métier.

    1. François

      D’accord avec vous @J.J. !

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