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Cofinavirus (14) : en état de manque avéré

Putain c’est dur : une terrasse, du soleil, un café et des copains. Le confinement prive de tout ça. Je sais que c’est peu important, dans une période où il faut sauver sa vie en sauvant celle des autres; C’est pourtant d’habitude ma meilleure recette pour débuter une matinée à Créon. Et ça m’étonnerait pas que si le virus ne m’en prive pas je ne me spécialise pas très vite dans ce voyage immobile, hors du quotidien. Il me permet d’effectuer une pause régénératrice aussi importante que n’importe quelle excursion.

Moins de cent mètres à pied pour plonger dans un bain irremplaçable, donnant son véritable sens à la vie. Je me sens tellement bien assis au milieu des autres, des touristes étrangers qui scrutent cette micro-société du Bistrot des Copians ou de celui de la Mie Caline avec le regard étonné d’un entomologiste découvrant une espère en voie de disparition et que nous ne connaîtrons plus de la même manière.

Elle a ses rites, ses codes, ses valeurs et plus encore ses affinités. Un surnom, une apostrophe, un mot différent pour l’un ou pour l’autre, des éclats de voix à l’arrivée d’un habitué, une flèche d’humour et plus encore ces « brèves de terrasse » qui valent largement celles du comptoir. Une « cène » vivante et mouvante se constitue au fil de la matinée. 

Personne ne prétend que les cafés livrés par Christine e Nicolas ont un caractère sacré, mais n’empêche qu’ils permettent une véritable communion, celle du partage, de l’échange, du dialogue, de la rencontre. Il suffit d’avoir la volonté de se poser à une table pour que le breuvage fasse son effet. Le « petit noir » reste le meilleur catalyseur de la pensée. Il permet d’entrer dans une autre dimension, car il transforme les apparences du quotidien.

Je ne résiste jamais à la tentation de m’asseoir. Je savoure. Je déguste ce café que m’offre souvent avec une tendresse particulière Christine. Je ne veux pas l’avaler prestement, comme ces gens pressés soumis à la pression exigeante des emplois du temps. Il faut du temps pour aimer un expresso. Celui de l’été a une saveur exceptionnelle, car il devient un sablier allongeant les moments de bonheur. Le café du matin, sous les premiers rayons de ce soleil dispensateur d’une énergie renouvelable pour le moral reste un breuvage magique.

Le Bistrot des copains vient de modifier le cadre extérieur où vient se serrer la troupe des habitués, comme le feraient ces fourmis que les enfants observent, échangeant des messages secrets par le biais de leurs antennes.N’empêche que tout le monde se sent bien, et reste parfois des heures à regarder, tout bonnement, vivre la Place de la ville bastide, dans ces fauteuils n’ayant pas à rougir de leur couleur. Les tasses défilent sur les tables. Les tournées d’expresso s’enfilent les unes après les autres. Chacune d’entre elles apporte sa révélation.

Qui a dit que l’on ne pouvait lire l’avenir que dans le marc du café, alors que la mousse qui reste autour d’une tasse en porcelaine blanche permet toutes les interprétations possibles sur le tempérament de celle ou celui qui vient de la vider ? 

Un profiteur de la vie va engloutir le contenu en une fraction de seconde et laisser au sommet du récipient une collerette brune de mousse orpheline, alors que celui qui prend son temps abandonnera une succession de liserés concentriques, comme le témoignage de sa dégustation progressive. Il en va de même au fond, où reste parfois cette ultime lichette qui sera négligée dans la hâte, alors que le flâneur, l’épicurien du quotidien, ira chercher le moindre résidu comme preuve de son amour pour le petit noir qu’on lui a préparé. Lentement, le tour de table se garnit.

Chacun y vient avec sa « nouvelle » du jour ou de la semaine, chacun vient y chercher une explication à une rumeur si prompte à enfler. Le café n’est qu’un prétexte pour sortir de la routine, pour s’éloigner des gaz soporifiques ou hallucinogènes, distillés par cette télévision aussi dangereuse que le monoxyde de carbone. Là, nous nous désintoxiquons, en cure collective de parole sur tout et n’importe quoi.
Sud-Ouest a été épluché par les premiers arrivants.

Ils ont eu du mal à y trouver une autre information que celle, stéréotypée, d’une Gironde littorale réputée constituer un réservoir de lectrices et de lecteurs potentiels. « Rien de neuf ce matin! » commente le chargé de la revue de presse. La messe est dite. On ne tournera pas les pages. Ici, seule la proximité passionne, comme si l’expresso était une potion magique favorisant les retrouvailles.

On sourit d’ailleurs aux tables voisines de voir ce groupe bruyant qui s’éclate en descendant des tasses de café, alors que l’heure avance vers celle de l’apéro. Les touristes sont facilement identifiables, car le soleil les attire. Leur vélo n’est jamais loin, et ils arborent des tenues parfaites. Insensibles aux charmes du blanc ou rosé frais, ils se lancent eux aussi dans une cure d’expresso, que Christine produit en série.

D’autres, moins sportifs se laissent tenter par la fraîcheur d’une verre dans un bistrot authentique. Ils prennent alors leur temps, comme ces spectateurs qui ne veulent pas que se termine une pièce de théâtre. Eux-aussi sont décidés à vaincre le temps et à lui donner un autre but : plus question de lui courir après, de le laisser filer, mais de le perdre sciemment, car rien n’est en effet plus excitant que de perdre son temps et de le faire exprès. Si on ne fait que passer sur cette terrasse, on manque l’essentiel : la vie ! Elle me manque. Elle me taraude. Le silence et la solitude me pèsent.

Cet article a 3 commentaires

  1. Cazeaux

    J’adhère pleinement

  2. J.J.

    Une autre parole de sage, d’une implacable actualité.
    Carpe diem ! (quam miniman credula postero)

    1. François

      Bonjour !
      Oui @J.J., le présent est très court !
      D’ailleurs, il vient de passer ! !
      Cordialement.

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