Les marchés aux valeurs flottantes

Les frêles embarcations des cuisinières du fleuve ou celles des épicières tentatrices se dandinent sur l’eau limoneuse » du fleuve, au passage arrogant des bateaux de passagers avides d’images réputées authentiques. Tout le marché de Caï Rang sur le Bassac se balance au rythme des passages de ces intrus ou de lourds « cargos » pétaradant et transportant les charges maximales de bois, de grave, de sable ou de bidons d’essence. Ils lâchent des « teuf…teuf… » acceptables ou des « touc…touc… » insupportables accompagnés de fumées nauséabondes. Ils tracent leur sillon dans l’eau limoneuse sans se soucier outre mesure des autres!
Certaines embarcations ne bronchent pas dans ces vagues incongrues car leur cales pansues regorgent de légumes, de fruits ou de produits que l’on qualifierait en France du « terroir ». Elles regardent, grâce aux splendides yeux noirs de leur proue, cette agitation avec sérénité ou un certain détachement car leur préoccupation est ailleurs : délester leur ventre souvent fécond mais usé par les « repas » quotidiens partagés avec des modestes producteurs le long des rives du fleuve des « nourritures » achetées.
Par grappes, liés les uns aux autres, les transporteurs de la fraîcheur nourricière des campagnes se regroupent autour du même produits dans ce qui ressemble étrangement à un « marché de gros ». Des milliers de kilos d’ananas, de mangues, de manioc, de pastèques, de citrouilles, de salades, de choux, des patates douces, des truffes d’eau, de canne à sucre attendent que des marchands des rues ou des marchés urbains viennent en effet préparer leurs étals pour la revente. Chacun a ses repères, ses habitudes, ses coutumes dans ce dédale d’un port improvisé de la vente directe. Tout y est discret mais efficace. Difficile de distinguer l’acheteur et le vendeur dans ces échanges directs autour de marchandises toutes plus attirantes les unes que les autres.
La terre du Vietnam est généreuse. Elle veut qu’on le sache en présentant, justement sur cette eau providentielle irriguant son territoire, la grande diversité de ses cultures. Il suffit en effet, selon une formule célèbre du sud de « jeter des graines sur le sol pour qu’elles y poussent ! » Fruits, légumes, céréales regagnent donc la terre ferme dans ces barques de bois chargées jusqu’à la gueule pour que les marchés populaires regorgent de nourriture. En entrant dans ces espaces multicolores, bruyants, irrémédiablement sillonnés par des motocyclettes, où on étale sur la terre même ses produits, les odeurs fortes entremêlées ne laissent pas indifférents les touristes aseptisés et anesthésiés par les normes surtout quand la déambulation débute par le secteur des poissonnières. Impossible de savoir si leur vocabulaire correspond à l’originalité de leurs étals mais elles éclatent de rire devant les regards incrédules ou les moues dubitatives de non-acheteurs apeurés par des poissons chats aux moustaches de ruffians. Des créatures des eaux douces ou salées de toute tailles, roses, blanches, rouges, grises, noires, mouchetées barbotent dans des bassines aux côtés de congénères frétillants ou endormis qui regagneront les lieux de leur croissance forcée si personne ne consent à les frire ou les mettre dans le bouillon de la soupe, mets vietnamien le plus populaire. Des grenouilles aux allures de crapauds réputés comestibles des cuisses à la tête sont attachées par douzaines et leur œil mordoré traduit l’affolement instinctif. Avec des ciseaux une vendeuse taille méticuleusement les élégantes antennes de crevettes grises venues de l’eau douce. et tant d’autres images oubliées par nos civilisations aseptisées.
Merveilleux retour aux sources authentiques de la vie sociale que l’Europe prétentieuse redécouvre en se lançant dans l’économie dite circulaire puisque ici, rien ne se jette. On vend tout. On échange tout. On récupère tout. On se contente de tout ! De tout ce que la nature a créé on ne perd rien. On distribue des millions de dôngs (1) dans les « ventres » de Caï Rang et les vendeuses ou les vendeurs entassent leurs impressionnantes liasses de billets dans de banales poches en matière plastique comme si, ici la vraie valeur de leur travail était dévaluée encore plus que leur monnaie. Plus grand monde dans le pays ne souhaite devenir paysan pour entretenir des lopins de terre loués à la république socialiste du Vietnam. Les jeunes quittent un à un le pays comme le chanterait Jean Ferrat et se tourne vers ces usines de sous-traitance pour l’industrie reproductive chinoise ou vers ces fabriques de vêtements standardisés dont le consumérisme planétaire a tant besoin. Au fil de l’eau le marché flottant de Caï Rang va filer vers un simple musée pour touristes cherchant ailleurs une authenticité dont ils ne veulent plus chez eux !

(1) 1euro = 27 000 dôngs

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