L'été rit toujours jaune…

Il paraît que certains grands acteurs rêvent de mourir sur scène depuis que Molière a montré la voie pour le passage vers le théâtre des ombres. C’est vrai qu’il y a un côté exceptionnel dans ces départs lors d’un moment particulier d’exercice d’une passion, puisqu’ils témoignent d’un engagement total. La disparition brutale, au cœur du mois d’août, un jour de canicule, du Président Directeur Général du groupe Pernod-Ricard a été vécu par sa famille et ses proches comme tragique. Quel que soit le rôle social que l’on tient, la séparation définitive, en été, quand la consommation des meilleurs moments de la vie bat son plein, prend en effet des allures infiniment plus douloureuses. C’est l’équivalent pour Patrick Ricard qui vient d’effectuer une sortie de scène exceptionnelle. Au moment où des milliers de gens luttaient contre la chaleur en vidant à petites gorgées un ou plusieurs verres de ce breuvage « jaune » aussi emblématique de la France que peuvent l’être le camembert et la baguette de pain, celui qui en maintenait la notoriété tirait sa révérence. Impossible de ne pas y voir un signe du destin, car à un tout autre moment de l’année, cette triste nouvelle n’aurait pas eu ce côté emblématique.

Ricard comme Coca, Gilette ou Frigidaire appartiennent au dictionnaire du quotidien, celui des mots très rares qui sont passés du statut de marque à celui de produit générique. La popularité n’a guère d’équivalent dans le secteur des apéros, et on voit très peu de clients d’un bar demander au serveur une « boisson anisée » quand la très grande majorité utilise « Ricard » pour étancher sa soif. En fait, les niveaux historiques des ventes aux comptoirs ont disparu avec la disparition de la classe ouvrière œuvrant dans l’industrie. Populaire, le savant « mélange » breveté inventé par Paul Ricard appartenait aux moments de détente, aux moments de partage amicaux et surtout entrait dans le panel des repères des vacances. Les troisièmes mi-temps et mes passages estivaux au service des sports de Sud-ouest, m’autorisent à me présenter comme un chevalier du taste-ricard, parfois méprisé pour la médiocrité de ses goûts anisés!

J’ai le souvenir, il y a une cinquantaine d’années, du passage dans les campings, lieux des vacances les plus populaires, de véhicules bleu et jaune qui effectuaient des ventes publicitaires proposant, contre l’achat de deux bouteilles, l’attribution d’ un pichet au ventre ocre et rond en grès industriel, réputé conservateur de la fraîcheur de l’eau . Des objets millésimés devenus cultes, et qui s’arrachent parfois à des prix élevés dans les brocantes, qui trônaient ensuite, les jours de fête sur les tables familiales. Le « jaune » se consommait sans modération, car il bénéficiait du fait que l’on avait l’impression d’en réguler les conséquences alcooliques avec le fameux « volume d’eau ». Il existait d’ailleurs des cultures différentes de la manière de boire, avec des règles imposées par des rigoristes ou des puristes.

Ainsi l’ordre dans lequel on plaçait les ingrédients avait son importance pour un véritable amateur de Ricard, donnant des allures de dégustation de grands crus classés à ces préparations. Une théorie voulait que ce fût un crime de lèse pastis que de placer les glaçons directement dans le produit de base. Une véritable hérésie, car elle avait la réputation de « casser » la liqueur anisée. Il fallait donc d’abord mettre la « dose » correspondant au volume du verre, car les formateurs avaient deux objectifs lors de la présentation de leur apéritif : garantir la « rentabilité » de la bouteille avec des portions modérées, et surtout inciter les consommateurs à y revenir pour la fameuse seconde tournée de fidélisation. Ce premier geste accompli, l’eau fraîche mais surtout pas glacée était versée pour diluer l’or initial en lait jaunâtre. Là encore, il fallait, pour les vrais amateurs (et il y en eut beaucoup) 5 fois le volume initial. Pas plus. Pas moins. Le glaçon ne devait arriver qu’une fois le mélange effectué ! Ce rituel est d’ailleurs ressassé lors des grands apéros publics qu’organise de moins en moins la marque depuis que la loi modère sa publicité.

Il existait également des intégristes qui n’auraient accepté, même au milieu du désert, assoiffés et pantelants, un autre pastis que « LE » ricard. Toutes les autres marques ne seraient jamais entrées, sous aucun prétexte, dans leur buffet de cuisine en formica ou dans le bar du salon en stratifié. Souvent issus des milieux aisés, artistiques ou intellectuels, ces « buveurs » perpétuaient d’une certaine manière les rites de l’absinthe inspiratrice. En revanche, il y avait aussi le camp adverse, issu de la même strate sociale, qui se refusait à solliciter un ricard pour aller vers des produits jugés plus authentiques. En rachetant son rival potentiel (Pernod) ou en laissant des bribes de marchés à Casanis ou Duval, les dirigeants ont su parfaitement installer une forme de monopole « culturel » sur la boisson de la France conviviale du Sud, exportable justement dans les régions où les gens ont dans les yeux le bleu qui est sensé manquer à leur bonheur.

Par la force des réalités des budgets, des modifications des comportements ont eu lieu avec, par exemple, les expéditions dans les « ventas » espagnoles, comme autant de prouesses effectuées au nez et à la barbe des douaniers. Il y avait une certaine jubilation à braver les interdictions pour, au moment du service, annoncer aux convives que le breuvage servi était le fruit défendu d’une contrebande réussie. Le Ricard encanaillait doublement les gens qui le buvaient… avant que l’Europe mette un terme à ces importations opportunes et glorieuses qui méritaient d’être arrosées par une petit verre de jaune ! Qu’il soit devenu « perroquet » , « tomate » ou « momie », le pastis inventé par Paul Ricard demeure encore le « pilier » d’un été réussi. Un homme s’efface…le nom reste : c’est ça la célébrité absolue !

Cet article a 2 commentaires

  1. J.J.

    Ne pas omettre dans le dictionnaire quotidien la Mobylette, devenue « mob » et le Karcher, instrumentalisé par qui vous savez…..

  2. Cubitus

    Je ne veux pas jouer les Cassandre, mais combien de morts sur les routes, combien d’épouses et d’enfants brutalisés le soir à la maison à cause de ces boissons populaires et prolétaires (pas que celles-là d’ailleurs, mais en grande partie) ? Je sais qu’on me répondra que seuls les abus sont néfastes.
    N’empêche…

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