Ma soirée de la tragédie sévillane

Les hasards d’une passion pour le journalisme sportif m’ont permis de vivre en direct les deux plus célèbres France-Allemagne de l’histoire du football. Il faut en effet rappeler que quand on ouvre un journal ou que2542231_franceallemagne1982_640x280 l’on écoute un commentateur on ne voit que la partie émergée de l’iceberg. Il y a dans les coulisses quelques fois des dizaines d’intermittents ou de spécialistes qui assurent la partie invisible tout aussi décisive… tant dans la préparation que le suivi de ce que va voir ou entendre le lecteur, le téléspectateur ou l’auditeur. Si certains sont au soleil (reporters ou présentateurs) on oublie souvent celles et ceux qui œuvrent dans l’ombre pur que eux brillent de mille feux !.

Tant en 1982 en Espagne qu’en 1986 au Mexique (ce fut beaucoup plus compliqué en raison des décalages horaires) j’ai assumé ce que l’on appelle le « secrétariat de rédaction » des pages de Sud Ouest en « doublon » avec les « envoyés spéciaux ». Regarder tous les matchs, faire souvent les compte-rendus pour les premières tranches, écrire les fameux échos, gérer les articles arrivant par les sténos constituaient avant l’intrusion de l’informatique un boulot intense afin que le journal puisse partir… à l’heure avec le maximum d’informations ! Un boulot obscur mais tellement prenant et passionnant que j’en conserve en cette période chaque nuit, une forte nostalgie. J’aimais par dessus tout être au cœur de l’événement et en construire la retranscription pour les autres !

Lors de la Coupe du monde en Espagne Sud-Ouest eut deux envoyés spéciaux partis en automobile vers les villes où se déroulaient les rencontres. André Nogués avait une longue expérience des grands rendez-vous internationaux qu’il avait tous suivis : jeux olympiques (dont ceux tragiques de Munich), Tours de France, championnats du monde divers et surtout des centaines de confrontations de l’équipe de France de football. Un homme rigoureux, angoissé, terriblement ponctuel, modeste et d’une exquise gentillesse. Il suivit exclusivement la bande à Hidalgo dont il connaissait personnellement tous les joueurs . Il était parti avec le plus fantasque, le plus doué mais aussi le plus imprévisible des journalistes du service : Christian Grené ! Lui avait en charge les adversaires des Français et il sut réaliser des prouesses pour envoyer des articles décalés qui me régalaient. On le retrouva à picoler des litres de bière avec les Irlandais accablés par le soleil espagnol au bord de la piscine de leur hôtel ou on apprécia qu’il soit le seul à pouvoir pénétrer dans la retraite des Koweïtiens plombés par l’intervention du cheikh Fahid Al-Ahmad Al-Sabah, frère de l’émir du Koweït et président de la Fédération de football qui demanda à ses joueurs de quitter le terrain puis qui descendit des gradins pour s’entretenir avec l’arbitre russe M.Stupar pour finir par faire annuler le but légitimement inscrit par Alain Giresse. Bref j’ai partagé par procuration des instants inoubliables de ce Mondial qui trouva son apothéose tragique le 8 juillet dans le stade Sánchez Pizjuán de Séville, devant 70 000 spectateurs,

André et Christian après bien des péripéties, se retrouvèrent dans la tribune de presse sans imaginer un instant qu’ils allaient assister au plus extraordinaire (si ce n’est le plus extraordinaire) match d’une Coupe du Monde. Jouée en 4 actes avec deux grandes mi-temps et deux plus intenses de la prolongation la confrontation haletante, émouvante, éprouvante, révoltante, enthousiasmante puis finalement décevante mobilisait toute la rédaction. Compte-tenu de son heure tardive de début et de sa durée exceptionnelle la « tragédie » franco-allemande posa vite un sérieux problème : devait-on retarder le départ des premières tranches du quotidien et décaler les rotatives et les livraisons vers les Pyrénées Atlantiques, le Gers et les Landes et dépenser des centaines de milliers de francs !

Moment exceptionnel, Jean-François Lemoine, alors Président directeur du journal vint au service des sports s’installer devant la télévision pour vivre la rencontre en direct. Il avait à sa gauche André Latournerie le nez sur la télé puis sur sa machine à écrire et derrière lui tous les acteurs de la fabrication du journal qui attendaient la décision du « patron ». « Latourne » écrivait, écrivait, écrivait sur un match qui relevait davantage du roman d’aventures que du compte-rendu sportif, du western avec ses bons, ses brutes et ses truands que du conte de fées… et je récupérais des feuillets, sans cesse de nouveaux feuillets pour les expédier à la composition. On fit les titres quand la France menait 3-1 on prépara les photos qui arrivaient via l’AFP… On refit au fur et à mesure les titres, on changea les photos jusqu’à la dernière image de Bossis accroupi, une main sur la pelouse, prostré après avoir donné la victoire… aux Allemands dans la première séance de tirs directs au but de l’histoire du mondial. A en pleurer de douleur et de rage !

Des moments d’une incroyable intensité avec un Jean-François Lemoine passionné, révolté, qui ne cessait de répéter aux techniciens angoissé : on décale… on décale…on attend… » avec autour de lui toute l’équipe du quotidien euphorique puis terrassée par la déception. Ce soir-là j’ai vraiment été journaliste dans le plus beau sans du terme !

Là-bas à Séville, dans la chaude nuit sévillane André et Christian écrivaient et ré-écrivaient leurs papiers que je relisais et que j’adaptais aux circonstances. Au téléphone ils n’en pouvaient plus, épuisés moralement, physiquement par une coupe du monde éprouvante ils étaient submergés par l’intensité du « drame » dont on parlent encore ! Je tentais de les rassurer en leur expliquant que l’on avait assuré le coup ! On plaça leurs textes pour les éditions girondines tard, très tard dans la nuit on se rendit sur la terrasse de la cantine du journal respirer l’air de Bordeaux avec en mémoire le visage époustouflant de joie sincère de Gigi revenant vers le camp français après son but exceptionnel !

Un climat poignant, une intensité palpable, une fébrilité angoissante, des moments inénarrables que je n’ai jamais retrouvés et qui me donnent encore la chair de poule : la légende des Bleus s’écrivit ce soir là à l’encre amère de la défaite injuste. Au moins aussi mémorable que la victoire de 98 !

(1) je dédie cette chronique à la mémoire d’André Nogués, un homme rare !

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