Piaf de la rue à la voix royale

Le propre du frisson c’est qu’il est bref, surprenant et incontrôlable. Il attrape par surpriseEdith_piaf_columbia_posters celle ou celui qui se laisse aller à ses émotions, celle ou celui qui vit un moment intense. Certes, il est souvent lié au froid glacial et donc à un contexte climatique particulièrement hostile. On frissonne aussi de plaisir mais c’est plus rare. Cherchez bien, et je suis certain que vous avez au moins une fois dans votre vie éprouvé cette sensation de ne pas pouvoir contrôler les effets d’une voix, d’une seule voix. Elle vous enveloppe, vous prend, vous entraîne, vous écrase et malgré tout ce que vous pouvez tenter, à chaque fois l’effet est le même. C’est plus grave que vous le croyez puisque vous allez chercher à retrouver ce frisson qui vous plait tant. Edith Piaf, vu l’épaisseur de la peau qu’elle avait sur les os, a pris il y a un demi-siècle son envol pour le monde où on ne vit que de miettes distribuées par les marchands de petits bonheurs. Elle les avait déjà ramassées dans le caniveau ou sur les trottoirs pour se construire le paradis artificiel des gens simples.

Morte, mais toujours dispensatrice de cet émoi que procurent les chanteuses d’opéra. Le sien était fait de la vie, d’un monde réel qu’elle a transformé en mythe par la magie de sa passion intérieure. Tout sortait d’elle ! Elle offrait ce qu’il y avait de plus profond en elle. Edith Piaf vivait chaque note, chaque mot, chaque phrase de la musique ou du texte pour lui donner un volume ou une ampleur inégalées. Il n’y a jamais eu une chanteuse ayant cette puissance d’appropriation par son timbre, d’un thème puisé dans les tourbillons de la vie. Elle n’a jamais été une « môme » car ce qualificatif suppose de l’insouciance et de la superficialité. Au contraire, elle a voulu vivre, prendre sa revanche, « engloutir » chaque instant de la vie et rafler tout ce qui pouvait la détourner de son désespoir intérieur. Elle ne devait rien, absolument rien d’heureux à une existence marquée par le malheur, la misère, la modestie et la soumission. Le petit être fragile s’est tout simplement grisé, enivré de l’intérêt que la foule qui l’entrainait, lui portait. Elle, le fétu de paille sur le torrent d’une époque courant vers la prospérité, se laissait bercer par ce monde qu’elle captivait, qu’elle mettait sous la coupe de sa voix et de sa passion. Une drogue dure dont on ne se remet forcément jamais quand on a connu de lourdes périodes de manque, quand on a courbé le dos sous le poids de l’injustice. Le décès de sa fille Marcelle,  son accident de voiture, la mort de son amant Marcel Cerdan, puissant et invincible autant qu’elle était fragile et vulnérable, constituent chaque fois des coups de poignard dans un destin qu’elle pensait unique et constitué uniquement de succès et de bonheurs.

Edith Piaf entrait dans nos vies par effraction en rappelant justement qu’à tout moment ce que nous avions de beau, de pur,  pouvait être dérobé par un mauvais génie cruel s’acharnant sur nous. Elle ne regrettait rien, alors que pas grand-chose ne lui avait été épargné et qu’elle aurait eu mille raisons de renoncer. Son chagrin se noyait dans des brumes peu recommandables. Oublier… oublier… chanter pour oublier ces désarrois du quotidien que la guerre proche avait tellement mis en évidence. Les séparations dans la nuit ou le brouillard appartenaient aux souvenirs de tant de gens que ses messages parlaient à des milliers de cœurs. C’était sa force de pouvoir atteindre les cœurs par les seules vibrations de sa voix, de faire résonner les cordes sensibles des âmes par sa sincérité, d’épater par le contraste entre sa fragilité physique et sa puissance de conviction.

Pour Charles Dumont, son compositeur le plus célèbre, à qui elle doit le tube Non, je ne regrette rien, il faut rétablir la vérité. « Elle était une artiste unique, une voix et une présence scénique sans égales, mais au quotidien, elle n’était pas une extraterrestre, juste un être humain avec ses bons et ses mauvais jours. Elle n’était pas facile, mais je n’ai jamais connu un être exceptionnel qui soit facile« , raconte-t-il en ce jour du 50° anniversaire de sa mort. Il est vrai que la star n’a jamais caché son aversion pour la concurrence et son envie d’être toujours au premier plan. C’était sa revanche et elle avait besoin que le peuple la prenne dans ses bras. Une voix unique, inégalée pour des thèmes de chansons qui survivent au temps : Piaf fera éternellement frissonner ! Là-bas, au creux de la vallée, les cloches sonnent, sonnent…le glas lugubre et froid d’une vie personnelle ratée mais d’un destin  collectif hors du commun. Allez venez Milord -lecteur (trice)- venez vous asseoir à la table des souvenirs vous y retrouverez la plus belle fille de la rue, ayant donné tout ce qu’elle avait en elle.

Cette publication a un commentaire

  1. François Castandet

    Jean-Marie Darmian a parfaitement dit ici ce que nous sommes très nombreux à ressentir face à cet « inouÏ » de l’art dans tous les sens du terme qu’exprimaient cette voix, ce phrasé, cette conviction et cet engagement total de l’être, jamais depuis égalables, imitables. Parmi les artistes de plume du vingtième siècle, on peut hésiter, entre Proust, Camus ou d’autres (il y a peut-être Duras, qui pour certains psychanalystes savants serait une sorte d’antipode littéraire de Marcel Proust, mais je ne l’ai guère lue…). L’artiste lyrique incontestable, c’est Édith Piaf. Merci, Jean-Marie, de faire partager aussi précisément ce que nous sommes encore très nombreux à éprouver d’émotion absolue dès que nous l’entendons de nouveau chanter (et quels que soient les morceaux ; il n’y a qu’avec Brassens que je suis de la même façon unanime sur l’intégralité de ses chansons).

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