Le 19 mars 1962 demeure une date repère de l’histoire de France très contestée pour sa célébration. Le cessez-le-feu annoncé après les longues négociations tenues sur les rives du Lac Léman soulage les appelés du contingent ayant été envoyé pour « pacifier » l’Algérie mais va plonger la population de ce territoire dans le chaos. Au cours des soixante ans de commémoration de ce qui fut considéré comme un acte de soulagement inévitable, de traîtrise ou de victoire selon l’enthousiasme diffère en fonction de la situation dans laquelle on se trouvait.
Mes souvenirs de ce que l’on a fini par appeler la guerre d’Algérie se nichent dans le village où je vivais. Une quinzaine d’années en bain dans la vie publique, un goût avancé pour la lecture assidu du journal, des oreilles attentives aux discussions des adultes : le conflit ne me laissait pas indifférent. A la Mairie où nous résidions, les débats allaient bon train. Ils tournaient autour des nouvelles envoyées du front par la demi-douzaine de mobilisés disparus du paysage local. Les Gilbert, René, Tinou, Michel, Yves, Francis et quelques autres étaient partis un beau matin vers ce pays dont ils ne connaissaient les caractéristiques que sur la carte Delagrave de la salle de classe où ils avaient usé leur fond de culottes courtes.
Le splendide poste de radio que mes parents avaient acheté d’occasion à l’épicier nous apportait le soir son flot d’informations « officielles ». On y retrouvait des mots inconnus jusqu’alors. « Attentat », « embuscade », « ratissage », « représailles », pieds-noirs », « fellagas »… dont je ne mesurais par l’importance à l’ombre du clocher. L’annonce de la blessure grave de Ladislas Wojstasik due à une grenade lancée vers le transport de troupes dans lequel il se trouvait commença à inquiéter une communauté continuant à vivre au rythme des saisons et de ses rendez-vous traditionnels.
L’inquiétude grandissait dans les familles ayant un fils pouvant partir sous des drapeaux que l’on sortait que pour le 11 novembre. Tous les dimanches matins la préparation militaire s’intensifia. Les gendarmes s’installait dans la cour de la mairie, sortait des armes pour en apprendre le maniement aux jeunes volontaires. Démontage, nettoyage, remontage et pour terminer une séance de tir à balles réelles sur un support en fonte porteur de cartons de diverses taille. L’exercice était impressionnant. Il nous était formellement interdit de sortir. La guerre était là…avec ses détonations et l’impact des balles.
Les « grands » se rendaient après leurs salves sous le préau de l’ancienne salle de classe pour constater le résultat de leur adresse, un peu comme ils l’avaient pratiqué à l’adolescence au stand de tir de la fête locale. Je n’ai jamais eu l’impression que ces exercices leur permettaient d’avoir conscience qu’un jour ils auraient un homme dans le viseur de leur Mas 49 et surtout qu’ils seraient eux-aussi des cibles. N’empêche que pour tout le monde le fameux « maintien de l’ordre » nécessiterait l’usage d’armes et que ce ne devait pas être aussi porteur de paix que le disait le journaliste de la radio.
Ma grand-mère italienne achetait la « Vie Catholique » qu’elle gardait soigneusement me permettant ainsi de découvrir des images d’un conflit de plus en plus confus et violent. Même si mon grand-père Abel découpait en huit rectangles identiques les grandes feuilles de Sud-Ouest pour les suspendre dans la cabane du jardin servant de « toilettes » rupestres, je parvenais à reconstituer les articles sportifs et liés à l’Algérie. Là encore l’écrit apportait une toute autre vision des événements.
Tout bascula définitivement lorsque par le téléphone, la Préfecture informa le Maire, ancien héros de 14-18, ancien combattant militant qu’un soldat tout juste âgé de 20 ans, sans famille en dehors de sa sœur domiciliée à Sadirac avait été « tué en opérations ». La Mairie devait prendre en charge l’organisation de ses obsèques. Ce fut la stupeur. Un mort pour la France comme il disait revint dans une commune qu’il ne connaissait pas pour y être mis en terre. La Guerre faisait donc des morts ! Un cercueil plombé impressionnant pas sa taille arriva près de 15 jours plus tard de nuit. Il fut installé sur la grande table de la salle du conseil municipal en attendant son inhumation dans la tombe que mon père creusa dès le lendemain.
La mobilisation des drapeaux de toutes les associations d’anciens combattants, la présence d’un peloton de soldat en tenue de sortie, le Préfet en uniforme avec les gants blancs, la bénédiction du curé Langemarie et le discours d’André Lapaillerie. La guerre d’Algérie était rendue à Sadirac. Le 19 mars 1962 on commença à l’oublier. Jusqu’à la rentrés scolaire où le visage triste des élèves rapatriés arrivèrent au collège… Gabriel Chabalier repose dans la terre froide et argileuse de Sadirac loin du bled où il a été tué pour une guerre qui comme toutes un conflit n’était pas le sien.