Le 8 mai : date de la veille citoyenne

Voici le discours prononcé ce jour à Créon pour la commémoration du 8 mai 1945 :

Le monde politique a depuis quelques jours les yeux rivés sur la date du 7 juin prochain. Comme vous le savez toutes et tous, ce jour là, nos concitoyennes et nos concitoyens auront à désigner celles et ceux d’entre eux qui siègeront au parlement européen. On nous prédit déjà un désastre électoral puisque l’abstention atteindrait des records. L’Europe des peuples, l’Europe sociale, l’Europe de la Paix ne fait pas recette, car il faut se rendre à l’évidence, la mémoire a des défaillances irrémédiables. En cette journée, où vous êtes venus nombreux et nombreuses pour célébrer les retrouvailles d’une partie de l’Europe avec la liberté, avec la fraternité, avec l’égalité, nous pouvons légitimement nous interroger sur cette désaffection des femmes et des hommes de notre temps pour ces élections démocratiques, pouvant nous garantir un avenir meilleur que notre passé commun et notre présent incertain.
Le 8 mai 1945, dans une capitale du Reich nazi anéantie, les représentants militaires des pays en guerre mettaient en effet un terme à ce qui avait été la négation même de l’Homme. Grâce au sacrifice de milliers de soldats, l’Europe sortait des ténèbres, chassait de son sol la haine raciale, la terreur despotique, l’enfer pour des femmes, des enfants, des vieillards, des femmes et des hommes stigmatisés, brutalisés, assassinés sous d’immondes prétextes raciaux, religieux, philosophiques ou politiques. C’était l’aboutissement d’un combat certes militaire, mais aussi d’un parcours pour rallumer les lumières de la tolérance, du partage et de la démocratie.
Il existe encore, dans une société qui se prétend évoluée, des gens pour nier ces réalités, pour utiliser les plus bas instincts de l’Homme, pour exploiter l’angoisse qui étreint des couches sociales touchées par la crise économique. Nul ne peut prétendre parmi nous que nous sommes préservés, en ce jour de recueillement ou de souvenir, d’un tel dévoiement de nos institutions républicaines. La défense de notre liberté individuelle, de notre liberté collective, est une lutte quotidienne sans fin car cet idéal n’est absolument pas éternel. Aucune et aucun d’entre nous ne doit être indifférent à ces phénomènes haineux, à ces provocations grossières, à ces actes odieux qui se multiplient comme si l’histoire balbutiait.
Le 8 mai 1945 et dans les mois qui suivirent, aucun des survivants de l’Holocauste n’aurait imaginé, rongé par sa douleur, hanté par ses souvenirs, meurtri par des blessures à l’esprit et au corps, que l’on pourrait un jour en nier la réalité. Et pourtant, c’est fait ! En ce 8 mai 2009 comment ne pas penser aux déclarations antisémites, au terrorisme aveugle, aux extrémismes religieux, aux meurtres décidés pour faire taire les opposants : le monde est toujours assailli par les convulsions désastreuses des idéologies les plus détestables. Et pourtant, nous savons toutes et tous, en nous rassemblant, comme je l’ai toujours souhaité, par delà nos différences et nos divergences pour rendre hommage aux victimes innocentes de ces exactions d’une guerre de plus en plus lointaine, que nous accomplissons ce devoir de mémoire sans lequel nous sommes condamnés à mourir de froid.
Ces soldats, ces déportés, ces internés, ces résistants ne méritent pas l’oubli, puisque ce sont eux qui illustrent au mieux les dangers que représente, pour une société, la perte de ses valeurs. Le monde découvrait avec épouvante que non seulement elle pouvait être portée par des mots assassins, mais qu’elle pouvait se traduire par des actes horribles, par des comportements inexcusables.
Durant des années, les femmes et les hommes avaient seulement mis des principes, derrière des phrases éructées sur des tribunes ou portées par des journaux, prônant l’exclusion, la haine, l’antisémitisme, la domination, la critique simpliste, des rodomontades politiques.
En découvrant l’horreur incontestable des camps de concentration, de l’extermination programmée, de la ruine laissée derrière eux par les combats, ils constataient que les mots, justement, conduisaient les faibles aux pires extrémités. On oublie trop que la première mondialisation fut celle de la mort. Et le 8 mai, on y mettait un terme provisoire. Ce qui fait le caractère exceptionnel de cette manifestation annuelle, c’est qu’elle ne doit plus célébrer uniquement l’effondrement d’une armée ou d’un pays, mais l’affirmation pour le monde que la liberté, l’égalité et la fraternité ne doivent jamais être oubliés. Au moindre renoncement, au moindre oubli, à la moindre absence des consciences, la plaie se rouvrira. Laisser dire, laisser faire sans se souvenir, sans réagir, c’est aller vers l’abîme.
Avons-nous aujourd’hui la certitude morale que l’avenir respectera ces principes, pour lesquels des milliers de soldats, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts ?
Ce jour férié, parfois galvaudé pour raisons économiques, vous permet, nous permet de nous poser quelques instants au bord de ce qui est devenu une autoroute trop simpliste, nous conduisant le plus rapidement possible vers ce que nous croyons être notre destin collectif.
En prenant le temps de réfléchir collectivement sur ces sombres chemins empruntés par d’autres, en une période où des regards hagards se sont évanouis derrière les portes de wagons à bestiaux brutalement fermées, où des hommes n’ont été que des loups pour d’autres hommes, vous entrez, nous entrons dans une authentique citoyenneté. C’est probablement un pur hasard, mais c’est aussi le 8 mai de 1898 qu’a été publié, à la une de l’Aurore, le fameux « J’accuse ! » de Zola, et que fut fondée la Ligue des Droits de l’Homme.
« Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme.  » concluait Emile Zola dans la plus courageuse adresse qu’un intellectuel ait jamais faite à un Président de la République.
En ce 8 mai 2009, je voudrais rendre hommage à toutes celles et tous ceux qui ont payé de leur vie leur attachement simple mais irremplaçable à la tolérance et leur foi en la justice.
Je voudrais vous dire qu’il faut respecter et aimer les gens qui prônent la paix, la tolérance, le respect et la fraternité. Ceux qui ne sont plus là pour en témoigner, car ils sont morts dans les sables des déserts ou des plages, les neiges de Stalingrad ou des Ardennes, les champs humides de la Normandie, les rues pavées de Paris ou de Berlin ou dans les forêts du Vercors ou de Gironde méritent que nous ne succombions pas à la facilité de l’opinion dominante.
« La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir ». Cette apostrophe pessimiste de Marguerite Yourcenar nous fait obligation de demeurer éveillés, car rien ne serait pire qu’un cimetière où l’on retrouverait abandonné, sans honneurs, sans passé et sans avenir, notre idéal commun.
Votre présence aujourd’hui témoigne de votre volonté de ne pas céder à la tentation de l’oubli.
Je vous en remercie, car elle constitue un signe fort en faveur d’une société encore capable de se ressaisir, d’avancer vers la liberté, l’égalité, et la fraternité.
Merci de votre aimable attention.

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