Le temps des fourmis lisantes

Avez-vous un jour imaginé ce que peut éprouver un animal dans l’espace réduit d’un zoo en voyant défiler devant lui des centaines de personnes qui passent négligemment, ou qui, au contraire, s’arrêtent pour observer d’un œil distrait son comportement. Mettez-vous à sa place : dans un cas, vous avez la triste impression que votre vie n’intéresse personne et dans l’autre, vous vous sentez mal à l’aise car les regards vous pèsent. Dans le fond, vous hésitez : est-ce vous qu’ils observent, ou bien est-ce vous qui les regardez ? Impression bizarre que l’on ressent lorsque l’on se trouve derrière une table, dans un lieu fréquenté par le public. Encore une fois, je vais passer mon dimanche dans une merveilleuse caverne des mots magiques que représente un salon du livre ! Celui du Fronsadais, compact, diversifié, solidaire, dégage une chaleur humaine exceptionnelle, et ressemble à une fourmilière. Les cheminements sont les mêmes, comme si des signes particuliers existaient sur le sol. Certaines « fourmis » hésitent. Certaines filent discrètement. Certaines se chargent ou se surchargent. D’autres se croisent sans se voir. D’autres se touchent les antennes sociales pour échanger quelques mots, comme pour se rassurer. D’autres, enfin, surveillent les tiroirs caisses. Les « fourmis » cherchent leur bonheur.
Dans l’allée passent les gens qui comptent autrement. Ils inaugurent. Tradition oblige. Cette année le cortège, que j’observe comme s’il passait devant une glace sans tain, n’a pas l’enthousiasme habituel. Il s’évanouit dans l’allée vers d’autres horizons, derrière Philippe Madrelle, pour la énième fois du week-end, en quête de ce nectar qui fait le miel de la vie publique : la rencontre ! Drôle d’impression que celle d’être sous le regard de « collègues » dont l’étonnement de vous voir consacrer votre dimanche à autre chose qu’aux affaires publiques a quelque chose de troublant. Et dire que, parfois, je traverse la vie avec cette gêne d’apparaître comme un intrus dans un monde qui n’a rien à faire de ma présence.
Des « fourmis » pressées forcent le bouchon officiel et reprennent leur va et vient interrompu . Elles tâtonnent. Elles se posent un instant pour dénicher la trouvaille qu’elles ramèneront au bercail. Il arrive que, parfois, le dialogue s’ouvre entre gens peu pressés. C’est le bonheur qui entre sur la pointe des pieds, pour finir en fanfare d’une amitié naissante. L’échange débouche, en effet, toujours sur un moment privilégié permettant de constater que les différences s’estompent grâce aux mots, galets polis par le torrent des paroles.
Les « souvenirs », comme autant de pépites trouvées dans l’eau du temps, finissent dans ces lingots précieux que sont les livres. Les colonnes s’allongent et s’étirent. Les « fourmis » regagnent le monde de l’image venue d’ailleurs, qui imprègnera furtivement leurs esprits, et ne laissera aucune trace dans la chair du présent. Dans quelques années, leurs souvenirs ne seront que virtuels, vaporeux, standardisés, indolores et incolores, démontrant que les hommes ont moins de mémoire sur leur parcours que les fourmis !

Cet article a 5 commentaires

  1. Ménière Jean-Marie

    « Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : on a souvent besoin d’un plus petit que soi. De cette vérité deux fables font foi, tant la chose en preuves abonde » :  » Le lion et le rat » et « La colombe et la fourmi  » de Jean de La Fontaine.
    A relire en 2 clics avec l’URL:
    http://www.la-fontaine-ch.thierry.net/lionrat.htm

  2. danye

    Ce brave Monsieur de La Fontaine aurait fort à faire en cette fin d’année .

    Ses fables se vendraient comme des petits pains.

    Heureusement , il existe encore des humains comme Jean Marie qui peuvent retransmettre toutes ces sensations étranges ressenties en regardant simplement le comportement des visiteurs qui défilent dans ce genre de manifestation . Les fourmis sont toujours à l’honneur .

  3. Annie PIETRI

    En tout cas, si certaines « grosses fourmis » ont été étonnées de te trouver là, mon petit doigt m’a dit que les « petites fourmis » étaient très nombreuses, et se sont régalées, en goûtant, comme du miel, ta conférence qu’elles ont trouvée très brillante, comme chaque fois que tu t’exprimes ! Elles sont nombreuses à avoir acheté « La Sauterelle Bleue », et tu leur a fait l’immense plaisir d’écrire à chacune un petit mot, en souvenir. Et moi , je leur promets qu’elles prolongeront ce moment de bonheur en se plongeant dans la lecture de cet ouvrage avec délice…

  4. Christian Coulais

    Mais ne faut-il pas être une pie curieuse pour avoir le temps de plonger dans un salon de lettrés, à la recherche d’une belle perle bleue voire d’une sauterelle à croquer ?
    Puis-je me permettre de faire aussi le rapprochement avec l’abeille. Cette dernière butine de bel ouvrage à bel auteur, d’écrivaine dédicacent à plumiste irrévérencieux ; Se transformera ensuite en cigale pour lire un vrai ouvrage en papier…recyclable bien sur.
    Les fourmis, elles étaient aux caisses des grandes surfaces ouvertes ce dimanche, à accueillir les consomoutons !
    Tandis que les loups comptaient les biftons. Quant aux requins, ils se rendaient à Copenhague.

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