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Ferrat, une étoile dans la nuit et le brouillard

J’ai dans un coin de ma mémoire une soirée avant un départ vers les vacances, au cœur des années 60. Nous étions rassemblés sur le perron du château de Bourran, monastère de l’école laïque, où les hussards noirs se préparaient à aller au front pour la défense de cette république à laquelle ils devaient tant. Une soirée douce sous les étoiles, face à un public sage et réceptif. Un concert donné sous la direction de Gérard Azen, professeur de musique passionné et donc passionnant. Un « Nuit et brouillard » millimétré, longuement répété, sortit tout à coup des poitrines d’une centaine de normaliens. Un moment inoubliable. J’étais fier d’être de ceux qui offraient à ce ciel d’été la plus émouvante des suppliques. Lui succéda Potemtkine, un autre rendez-vous avec l’Histoire, permettant de passer de l’émotion à la révolution, de l’hommage à l’engagement, de la résignation à la passion. Il y avait une véritable fierté de chanter, solidaires et motivés, ce que Jean Ferrat tentait d’imposer dans l’écume superficielle du yéyé.
Nous savions que ses chansons appartiendraient à nos lendemains qui chanteraient… et certainement aussi à ceux qui déchanteraient. Elles entraient dans nos vies avec la force des airs porteurs d’intelligence, de tendresse, de vérité et de simplicité. Elles parlaient de nous, de nos émois, de nos débats, de nos envies, de notre idéal et de nos incertitudes. Jean Ferrat devint peu à peu un compagnon de route, celui avec lequel on partage le pain de la vie, un camarade, celui avec lequel, selon sa chanson de 1968, « on marie la cerise et la grenade ». Impossible de ne pas écouter et réécouter ces poésies chantées, empruntées à Aragon. Toutes, absolument toutes, transcendaient le temps, puisqu’elles s’appuyaient sur des valeurs.
Elles évoquaient ces amours idéales qui peuplent les nuits blanches des cœurs sincères. Impossible de ne pas e cet avenir ayant la douce voix et le corps svelte des femmes auxquelles on donnerait le bonheur sans concession. Jean Ferrat avait ce pouvoir rare de faire partager ses passions par le verbe, de mettre en avant ses indignations ou de démultiplier ses convictions avec une profonde humanité. Les troubadours de notre époque deviennent rares, trop rares. Surtout ceux qui ne sombrent pas dans la facilité, et qui sont capables de chanter avec le peuple et pour le peuple, sans se soucier de plaire aux gens qui comptent.
Il a redonné des couleurs aux cerises quand on le « laissait chanter Potier » ou en « écoutant, avec lui, chanter Clément ». Cette « commune », qui lui ressemblait tellement elle avait porté les espoirs des petites gens, ceux qui avaient cru qu’ils pouvaient construire leur histoire collectivement. Jean Ferrat avait donné un sens à l’art de chanter en fabriquant une œuvre solide, charpentée, conforme à ce en quoi il croyait et refusant ce en quoi il ne croyait pas. « Comme cul et chemise, le sabre et le goupillon, comme larrons en foire, j’ai vu se constituer tant d’associations, mais il n’en reste qu’une au travers de l’histoire qui ait su nous donner toute satisfaction : le sabre et le goupillon. L’un brandissant le glaive et l’autre le ciboire, les peuples n’avaient plus à se poser de questions et quand ils s’en posaient, c’était déjà trop tard . On se sert aussi bien, pour tondre le mouton, du sabre que du goupillon (…) » Il ne dissimulait jamais les mots dans son opulente moustache et les « belles étrangères qui vont à la corrida…» n’échappaient pas à son ire bienfaisante. Il haïssait l’imposture, l’arrogance des gens qui savent tout, qui trichent sur tout et qui veulent tout. Il était homme de partage du plaisir d’aimer, du plaisir de flâner, du plaisir de convaincre, comme aucun chanteur ne l’aura été. Réfugié dans une montagne ingrate pour être en accord avec lui-même, il n’oubliait jamais « sa » France, celle qui s’est légèrement réveillée lors des régionales, celle qui a peut-être enfin compris qu’on la garrottait jour après jour.
Cette France qui portait « cet air de liberté au-delà des frontières aux peuples étrangers qui donnaient le vertige et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige. Elle répond toujours du nom de Robespierre, Ma France, Celle du vieil Hugo tonnant de son exil, Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines, Celle qui construisit de ses mains vos usines, Celle dont monsieur Thiers a dit qu’on la fusille », était bel bien, grâce à lui, « ma France », celle dans laquelle les « voix se multiplient à n’en plus faire qu’une, Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs en remplissant l’histoire et ses fosses communes, Que je chante à jamais celle des travailleurs ». Que j’aime cette chanson, comme j’aime l’album sur Aragon qui est un véritable bijou…ciselé avec le talent d’un orfèvre de la poésie musicale.
Ferrat, pourtant, que ta montagne de poèmes était belle,
Comment peut-on s’imaginer
En voyant un premier vol d’hirondelles
Que ta mort vient d’arriver ?
Le Printemps ne sera pas le même cette année. Il y manquera là, à gauche, cet œillet rouge qui mettait le bonheur dans le pré fleuri des poètes.

Cet article a 13 commentaires

  1. Guy BENIZEAU

    J’y étais ce soir là. Emouvant hommage au poète disparu. Son engagement est aujourd’hui récompensé. Comme lui continuons le combat et chantons « Que c’est beau, c’est beau la vie »….

  2. Annie PIETRI

    Quel magnifique article ! Quelle poésie et quelle émotion ! Tu es décidément aussi convaincant en poésie qu’en politique…

  3. J.J.

    Merci Jean Marie, qui sait dire et exprimer mieux que nous ce que nous pensons.

    Merci pour ce bel hommage à celui qui avait exprimé avec de beaux mots ces idéaux que nous partageons.

  4. Darmian-Gautron

    Tu me les as toutes apprises sans m’obliger à les apprendre. Tu me les as toutes transmises sans m’obliger à les hériter. Tu me les as toutes données sans m’obliger à les prendre. Tu les as toute aimé et j’ai su les porter. Il était ce que tu es aussi à ta manière, un passeur de mots comme l’oiseleur qui sait le rêve et crois la vie. Tendrement.

  5. Suzette GREL

    superbe!je te remercie de savoir si bien dire ce que nous avons au fond du coeur en écoutant ces superbes textes exprimés avec le talent simple de Ferrat.
    merci.

  6. Gilbert SOULET

    Cher jean-Marie,

    C’est terriblement émouvant, MERCI.

    Gilbert de Pertuis en Luberon

  7. Choupa

    « Le plus beau, le plus émouvant, le plus intelligent post qui ait été écrit sur ce site depuis que Jean Ferrat s’en est allé Je vous dit bravo, vous donnez la plus belle lecture que j’ai pu faire depuis longtemps sur ce forum. C’est un honneur pour moi de vous faire figurer dans mes favoris. Merci à vous, je vais vous suivre avec attention. (Publié sur Le Post) Retrouvez l’ensemble des réactions à ce post : http://www.lepost.fr/article/2010/03/16/1991236_ferrat-une-etoile-dans-la-nuit-et-le-brouillard.html#reactions

  8. LE GOREC

    Bel article , Jean Marie!
    BRAVO

  9. Francis Garcia

    Mail reçu d’un ancien normalien (promo 134). Gérard c’est Gérard Azen le professeur de musique de l’EN devenu Inspecteur général de musique très longtemps après le concert Ferrat de 1963.

    Cher Gérard, cher Jean-Marie,
    Jean Ferrat, et le très bel hommage de Jean Marie,
    Gérard, l’évocation de ces temps qui nous ont marqués pour toujours,
    ces valeurs, auxquelles nous ne cessons de croire, d’espérer, et que sans prosélytisme mais avec la force de l’exemple vous portiez, vous, nos professeurs,
    ces temps de fin d’adolescence où la richesse de votre réflexion, de votre enseignement, de votre culture, nous ont fait grandir,-au plus fort de l’expression-
    et l’émotion, celle que rappelle Jean-Marie, ces moments où la force des textes des chansons de Ferrat (interdites d’antenne!) portées par de belles mélodies, l’esthétique de la musique et des mots touchait le plus profond de chacun de nous…,
    Jean Ferrat, et vous deux, me rappelez aussi cet émouvant « Chant des Marais » que je glisse en pièce -jointe.
    Il était de ces chants que tu nous avais appris pour les interpréter devant le Monument aux Morts ,près de l’aile ouest du Château ,une cérémonie simple et poignante, avec notre Directeur, Monsieur Monlau.
    (Je vous invite à aller sur Youtube pour des interprétations diverses et souvent intéressantes de ce chant).
    Jean Ferrat, Alain Resnais, Le « Chant des Marais »…au cours de l’été 66, voyage en Pologne -(il fallait un normalien de Gironde pour un échange franco-polonais). Fortement encouragé par Monsieur Monlau, je fus désigné d’office: avec le ghetto de Varsovie, la visite d’Auschwitz et Birkenau, le « plus jamais ça » sur les restes de murs, les larmes du guide, « Nuit et brouillard » et le « chant des marais » j’en avais là l’incontestable et l’effroyable réalité!
    Malgré tout,et même si je ne cesse de croire en l’homme, et à croire par dessus tout « que la montagne est belle », « la bête immonde » n’est hélas jamais très loin et nous invite à beaucoup de vigilance.
    Merci, Jean-Marie, de m’avoir permis ces minutes d’émotion ,
    Et merci à toi, Gérard, pour cette ouverture au monde, celui de la musique, celui des hommes, avec cet esprit de tolérance dont tu as toujours fait preuve.
    Je vous embrasse,
    Francis

  10. Jean-Perre Laffé

    Cher Camarade ,
    Félicitations pour cet envoi ,il m’a fait chaud au coeur.
    « Que serons nous sans lui… »Je reprends la question posée sur la couverture du journal qu’il vendait le matin du dimanche.
    Bien cordialement et encore bravo,
    K……….

  11. Zaza

    Merci pour ce très bel hommage rendu à Jean Ferrat, celui que l’on aurait pu croire immortel tant sa voix, sa poésie, sa sincérité et son engagement étaient au plus profond de nos cœurs.

  12. Martine puyo

    C’est avec grand plaisir que je viens de lire ce beau texte en hommage à un grand chanteur parti trop tôt.
    Merci Jean Marie. J’aime vous lire, je partage souvent vos idées, et vous exprimez clairement, tout ce que vous écrivez est compréhensible.

  13. JJ Lalanne

    « Ce que Jean Ferrat tentait d’ imposer dans l’ écume superficielle du yéyé ». Jean Ferrat acceptait de ne pas être le centre du monde, il comprenait que d’ autres choses pouvaient exister et n’ aurait jamais dit cela. Des fans et des producteurs de l’ un et des autres ont effectivement voulu les mettre en concurrence alors qu’ il s’ agissait de styles avec des finalités différentes. Beaucoup ont aimé le fromage et le dessert sans dire que l’ un était meilleur que l’ autre. Les deux ont apporté des avancées par contre combien écoutant Jean Ferrat n’ ont pas compris qu’ ils étaient visés? Amitiés.
    @intervenant de la promo 123: moi être promo 126 et 45cyt pour ceux qui connaissent les codes!

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