La société du double jeu

Le jeu a fait cette semaine une entrée tonitruante à l’assemblée, où les députés UMP ont tenu les engagements présidentiels à l’égard des actionnaires des entreprises de vendeurs d’espoir. En pleine période de débâcle « médiatico-people » pour le chef de l’État français, il fallait absolument redorer les finances de ceux qui souffrent : les patrons du CAC 40 qui ont investi dans des supports médiatiques qui battent de l’aile (baisse du marché publicitaire, dilution des audiences, lectorat ou audimat battus en brèche, montée d’Internet…) ou au minimum qui stagnent. Tous lorgnaient, faute de pouvoir le faire avec le « pain », vers la marchandisation libérale des jeux.
Les groupes de médias multiplient les annonces dans le domaine des jeux de pari en ligne, deux jours après l’adoption du projet de loi qui les ouvrent à la concurrence. Canal + et le britannique Ladbrokes ont ainsi annoncé la création d’une joint-venture 50/50, tandis que M6 a signé un partenariat stratégique avec le français, Mangas Gaming. Les deux groupes feront une demande d’autorisation d’opérer sur le marché français dans le cadre de la nouvelle loi. Le lancement du nouveau service de Canal + est actuellement prévu courant 2010. Tout le monde a sablé le champagne à la santé financière des désespérés du quotidien, qui ne vivent que pour les rêves de l’argent facile coulant à flots.
Les groupes de médias cherchent simplement à valoriser leur audience TV et Internet et à diversifier leurs sources de revenus. Canal + considère ainsi « cette nouvelle activité comme une réelle opportunité de croissance, complémentaire de son cœur de métier ». Leurs partenaires apportent leur expérience dans les jeux et paris, et les services associés. TF1 était déjà dans l’offensive dans ce domaine. La filiale de Bouygues a annoncé début février un partenariat de trois ans avec la Française des Jeux. Un espace sur son site TF1.fr sera ainsi consacré au jeu. Il sera opéré par l’ancien monopole, qui reprendra son offre de jeux : jeux de loterie, paris sportifs, poker. TF1 est également monté à 100% dans Eurosportbet, société spécialisée dans les paris en ligne. Si on fait le point, on retrouve les principaux « amis » fortunés du Fouquet’s qui savent que le marché du jeu en ligne est colossal en France; d’après certaines études, plus de trois millions de français jouent sur le web à des jeux d’argent et 20% misent plus de 50 euros chaque mois. Mais ces chiffres devraient exploser dans quelques mois avec l’ouverture officielle du marché du jeu en ligne, notamment avec la Coupe du monde de football qui se tiendra en Afrique du Sud de juin à juillet.
D’ailleurs, le chiffre d’affaires des jeux sur Internet devrait avoisiner en France les 800 millions d’euros cette année, voire bien au delà. Une chose est sûre : l’Etat va pouvoir renflouer ses caisses, et les opérateurs de jeux en ligne ayant la licence délivrée par l’Arjel vont pouvoir faire le point dans quelques mois sur cette mesure qui a fait couler beaucoup de salive chez les Bouygues, Bolloré, Arnault, Courbit… Les profits dévolus jusque là au budget de l’État iront dans leurs poches. Ces jeux là vont plonger la France dans le hasard et dans la croyance que seul un miracle peu sauver des réalités.
Créon n’a pas manqué ce week-end le rendez-vous avec cette nouvelle donne. Il est vrai que son « casino »  est simplement celui du plaisir, et les 299 députés qui ont voté pour une rentabilité maximum des passions plus ou moins inavouées ne le connaissent pas. Durant 24 heures, l’espace culturel vit donc au rythme des victoires inutiles ou des efforts de réflexion sans autre profit que celui de l’esprit. Si des générations différentes se retrouvent autour des tables, elles le font avec la seule volonté de partager du temps, autrement qu’avec l’obsession du profit ! Ils papillonnent d’une proposition à l’autre passant de l’agilité des mains à celle des méninges. Les enfants s’appliquent à rechercher une solution à une énigme, à aligner des boules colorées ou à scruter des cases vides avec, dans le regard, une concentration que leurs enseignants n’ont jamais connue. Le jeu reste la véritable liberté, celle qui permet d’endosser n’importe quel « costume », d’entrer dans la peau des conquérants d’espaces réduits mais gavés de pièges, de se confronter à ses maladresses, ses lacunes ou son manque de jugeotte. Impossible de ne pas flirter avec la chance qui ne sourit certainement pas qu’aux audacieux, mais qui rend morose celles et ceux qu’elle boude. La puissance d’un dé est incroyable. Il peut faire basculer l’issue d’une bataille, comme il peut délivrer. Chacun lui attribue les mérites ou les infortunes de son parcours. Le jeter, le lancer, le pousser, le télescoper, le caresser, le maltraiter ne change rien à l’affaire. Il vit sa vie en trébuchant maladroitement sur un tapis vert pour un parcours chaotique conduisant vers une issue fatale ou un triomphe immodeste. Un jeu de plaisir ou d’entraînement à une activité mentale ou physique n’existe véritablement que dans la mesure où il recèle une part suffisante d’imprévisibilité pour le joueur. Pour assurer cette imprévisibilité, le hasard est une composante importante de beaucoup de jeux, car il tempère les fiertés prématurées ou les certitudes trop voyantes. Le dé reste un instrument insignifiant par sa taille, mais décisif par ses caprices, pour le destin des joueurs. Il reste l’arme fatale contre la raison.
Dans cette salle encombrée et bruyante des interpellations des joueurs dépités ou enchantés, Créon était loin de l’ambiance que va générer la décision d’ouvrir les paris en ligne. Plus aucune humanité, plus aucun véritable plaisir partagé, plus aucune confrontation humaine, mais seulement l’appât du gain. Comment ne pas y voir les stigmates de la marchandisation outrancière du hasard ? Ce hasard qui fait parfois si bien les choses, mais qui brise aussi tellement de rêves matériels. Sans autre conséquence que celle de faire un pas en avant sur le chemin de la vie.
J’avais envie de jouer, de ne plus prendre les aléas des dés qui rythment les parcours individuels pour des jeux d’enfant car c’est certain, eux ne jouent jamais comme nous avons pu le faire. Tout leur est imposé, dicté, aseptisé. Ils n’entrent dans le virtuel que sur les rails tracés pour les capturer, les enfermer dans des logiques de violence. La part des anges s’est évaporée avec la technique; Souvenez vous de la boîte en carton bouilli des « petits chevaux » qui valaient tous les Nintendos de ce siècle… S’ils étaient « mis en ligne », ce n’était que pour un départ égalitaire vers l’arrivée, et sans que les paris fleurissent sur leurs avancées dictées par ces dés sauteurs. Les enfants qui savent encore jouer avec rien construisent leur réussite d’adulte puisqu’ils puisent en eux-mêmes les ressources pour faire émerger leurs rêves. Hier soir, je pensais en me promenant entre les sites où évoluaient des dizaines de passionnés, à cette phrase de Friedrich Nietzche voulant que « la maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant! »

http://www.facebook.com/l/30c99;jouer-%3Ehttp://www.bordeauxactu.com/CREON-Une-journee-pour-jouer.html

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