J'ai toujours été dans les nuages

Photo Silvain Darmian
Les nuages appartiennent à notre environnement et comme beaucoup d’éléments naturels, ils passent inaperçus tant qu’ils ne perturbent pas la vie des hommes. C’est le sort que nous réservons à ce qui concourt à l’équilibre de la planète, mais qui parfois devient contradictoire avec ce que nous croyons être notre bonheur. Le ciel a toujours recelé les mystères qui appartiennent aux besoins irrationnels dont se nourrissent les esprits ésotériques. Le jour, ils se trouvent par delà la couche nuageuse, et la nuit là-bas, dans un univers étoilé insondable. Dans le fond, il n’y a qu’eux qui nous empêchent véritablement de nous extraire de notre pesanteur terrestre, en bouclant la route vers les rêves, vers le doute, vers l’absolu ou vers l’infini. Qu’ils soient en couches minces (stratus), en flocons (cirrus) ou en boules (cumulus), ils ne servent de remparts que contre l’évasion, et restreignent plus ou moins durablement le monde irréel enveloppant cette terre, d’où une majorité de femmes et d’hommes espèrent un ailleurs meilleur que celui de leur quotidien. Les nuages pèsent sur notre avenir, nous faisant regretter en permanence notre incapacité à les maîtriser.
J’ai en mémoire des jeux d’enfance qui transformaient les volutes célestes en monstres ravageurs ou en animaux mythologiques. Allongé sur un matelas d’herbe fraîche que personne ne songeait à tondre, comme ces arrivants dans un régiment de parachutistes, j’observais la formidable cavalerie de montures blanches arrivant dans les plaines bleues du ciel. Ils traversaient l’espace pour aller mourir quelque part, là-bas à l’horizon, épuisés par leur chevauchée fantastique, confuse et bouillonnante. Quand cette horde déboulait, elle annonçait une pluie parfois attendue, ou une bourrasque redoutable. Plus le blanc métallique se mêlait au gris perle, plus les adultes observaient avec angoisse l’entrée des envahisseurs, car ils portaient la foudre, les éclairs de la guerre, et surtout les balles de glace, meurtrières et dévastatrices, de la grêle.
J’aimais ces rayons de lumière blanche qui filtraient au loin, avant que tout ne s’obscurcisse. Ils avaient une dimension surnaturelle, que je retrouvais sur les images pieuses de ma grand-mère italienne, classées dans ce missel qu’elle emportait chaque dimanche à l’église, alors qu’elle ne lisait pas un mot de français. J’ai parfois retrouvé ces traits ensoleillés, résistant à l’oppression de l’obscurité, à travers les vitraux des cathédrales. La mienne, celle du paysage sadiracais, restait la plus belle, car la plus naturelle et surtout consacrée à Notre Dame de la Nature.
Mes nuages s’étiraient aussi parfois dans l’immobilité désespérante des journées où les pleurs du ciel empêchent les gamins d’arpenter la campagne. Ils les cantonnent à passer leur doigt sur des vitres embuées pour tracer des silhouettes éphémères. Je haïssais ces nuées basses, sorte de couvercle à l’imaginaire. Je ne pouvais pas les enfourcher pour laisser galoper mes inventions dans les immenses plaines d’azur. Ils occupaient tout. Ils écrasaient tout. Ils effaçaient tout. Les arbres s’étiraient sous les gouttes, satisfaits au début de cette toilette céleste. Les foins refusaient de se laisser mouiller, comme si ces essorages de cumulo-nimbus lavaient leurs couleurs, diluaient leurs parfums, effaçaient leur saveur. Les sols absorbaient avec délectation ce qui donnerait la vie. N’empêche que je ne voyais que rarement un intérêt dans ce que la météo radiodiffusée appelait bizarrement des précipitations ! Elles ne portaient un espoir pour moi que quand elles coïncidaient, sur le calendrier des PTT, avec la période de la lune montante.
Les lourds nuages contribuaient alors au miracle des cèpes. Mes courses solitaires dans des sous-bois humides, sentant la mousse , les feuilles mortes en décomposition, ressemblaient à ces expéditions des chercheurs d’or dans les montagnes américaines. Ces « têtes noires » naissantes sortant d’un sol mouillé à point, ces têtes blondes parsemant des fougères rousses qui trempent le pantalon de celui qui les effleure, ces lisières d’où montait une fumée révélatrice d’un choc entre la chaleur du sol et la froideur de l’eau ! Les nuages devaient disparaître, leur fertilisation de la terre faite, pour laisser place à un soleil radieux, afin que les champignons s’épanouissent. Ils apportaient avec eux le bonheur incomparable de la quête de ces récoltes d’autant plus précieuses qu’elles étaient aléatoires.
L’été, quand le bonheur des insectes se cache dans les prés, les nuées d’altitude ressemblaient à ce que l’on obtenait en tirant sur un paquet de cette ouate rugueuse venue de la pharmacie. Ils s’effilochaient, se diluaient, se raccommodaient, mais restaient totalement inoffensifs. Ils servaient uniquement à éviter la monotonie de ce bleu fadasse, pourtant tellement précieux pour que je me sente en vacances. Rien ne prouvait que cette période attendue tout au long de l’année était différente des autres, puisque nous restions à la maison. Le soir ils se coloraient d’un rouge vif, d’un ocre tiède ou d’un feu dévorant. Les rares fois où nous partions vers un ciel différent, il avait un bleu différent, celui de la découverte, mais le mien me manquait. Tout me semblait artificiel, et surtout je n’avais plus le loisir d’observer les blessures pansées par ces stratus blancs comme neige. J’ai horreur de l’uniformité et de la propreté des cieux. Elles ne ressemblent pas à la vie, car elles font oublier que le quotidien n’existe que grâce aux chagrins des nuages.
Celui qui stagne sur l’Europe reste la vengeance de la Terre à l’égard de celles et ceux qui aspirent à la dominer, qui prétendent la maitriser, qui se vantent de la parcourir sans donner du temps au temps. La noirceur des volutes, la malignité des poussières, la violence des vomissures de ce volcan au nom imprononçable, n’ont rien à voir avec ces nuages dont les noms me rappelaient les phrases sibyllines de mon vocabulaire contraint d’enfant de chœur. Impossible de me coucher dans l’herbe printanière et de lui donner des ordres, comme un magicien donnant vie au fruit d’une imagination que la science ne permet plus de cultiver. Ce fichu nuage, réputé terrifiant, m’a tout de même permis de rêver à la route de la soie, en me clouant au sol !

Cet article a 4 commentaires

  1. J.J.

    Comme aurait dit Jean Ferrat, « C’est beau comme du Verlaine » (Ma môme).
    Merci Jean Marie pour cette autre face de ton talent.

  2. Annie PIETRI

    Un texte magnifique, plein de rêves d’enfant et de poésie. Une merveille de délicatesse et d’émotion ! Et tant pis si nous sommes privés de tes descriptions de la route de la soie, et des marchés de Samarcande ! Ce sera pour plus tard.

  3. MR

    A quand la suite de « La Sauterelle bleue » ? Je ne dois pas être la seule à l’attendre !

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