Le bonheur de la crevaison

Les cyclistes vous l’expliqueront : rien de pire qu’une crevaison alors que l’on est en plein effort ! Il faut en effet tirer un trait sur la volonté qui vous animait antérieurement, et surtout repartir. On n’y croit plus lorsqu’on retrouve le ruban du chemin avec, dans sa tête, les épreuves qui vous attendent. Même si le pédaleur qui avançait la tête dans le guidon, un peu obsédé par sa vitesse, a trouvé dans la halte un moment de répit, il appréhende ensuite de ne jamais retrouver le rythme initial. Et ce, d’autant qu’il connaît les épreuves qui l’attendent. Des dos d’ânes à surmonter, des virages à négocier et même parfois un vent défavorable qui s’annonce, s’inscrivent comme des perspectives peu réjouissantes. Pour peu qu’il y ait un reposoir, le « coursier » prend alors la décision de prolonger la halte pour manger un peu, et surtout boire un coup. Il a laissé les autres filer sans aucune acrimonie, d’autant qu’il a une bonne excuse pour son manque d’ardeur.
Le temps reste pourtant la valeur la plus précieuse du monde moderne. Nous manquons toutes et tous de temps. Pas un seul retraité ne vous dira qu’il considère être moins occupé que lors de sa période d’activité. Il pédale, certes plus librement, mais encore plus vite qu’à l’époque où il avait des obligations contraignantes, mais, dans le fond, moins nombreuses. Les pires pressions sont celles que l’on s’impose…par choix personnel. Elles tournent parfois à la tyrannie absolue, quand elles sont liées à un engagement moral pris à l’égard des autres, et que l’on éprouve un redoutable sentiment de culpabilité dès qu’on n’arrive pas à le remplir. La tentation, dès que l’on a mis pied à terre, reste de ne pas reprendre la route. On répare tant bien que mal, avec des rustines puisées dans la besace de secours, mais on espère que la chambre à air ne tiendra pas longtemps pour à nouveau pouvoir arrêter le sprint qu’il faut accomplir pour rattraper le peloton. On rêve de monter définitivement dans le camion balai, à l’abri des regards, pour retrouver le temps que l’on estime avoir perdu.
Après quelques jours loin de la course, je n’arrive pas à me persuader qu’il va me falloir pédaler avec encore plus d’ardeur pour retrouver les étapes de col quotidiennes. Donner du temps à son temps, incite à la « tentation de Venise », celle qu’éprouvent sans forcément le reconnaître, à un moment ou un autre, tous les acteurs de la vie sociale. Si, par ambition démesurée, ils ne ressentent jamais cette sensation, il faut s’inquiéter, car ils vivent avec un ego tellement démesuré qu’ils vont droit à la chute ! Lors d’une discussion amicale avec deux responsables politiques majeurs, j’évoquais cette préoccupation qui me hante : « a-t-on le droit de fuir le quotidien durant quelques temps, et jouer au Robinson Crusoe de la vie publique ? ». Le premier m’a répondu que je constaterais que « les problèmes n’apparaissent que quand on est présent pour les vivre. Le propre de la responsabilité c’est de savoir le plus souvent possible la partager sans se sentir coupable ! Tu verras m’expliqua-t-il que, quand tu es là, tu es indispensable pour assumer les responsabilités que les autres ne veulent pas assumer, mais quand tu es absent ils n’ont plus le choix. Tu leur rends service… » Une théorie qui découle d’une vision très participative de la vie collective, mais qui peut parfois dévier sur le thème : « il n’es jamais là, et nous laisse le boulot, alors qu’il est payé pour le faire… ». Il faut donc limiter la « vacance du pouvoir » au temps de la « réparation de la crevaison excessive ».
Le second, blindé par quatre décennies de travail inlassable sur le terrain, m’avoua récemment : « j’ai enfin compris que l’on n’était jamais indispensable aux autres. Et dis toi bien que tu seras aussi vite oublié que celui qui n’a rien fait. La véritable leçon de modestie, c’est l’éloignement qui te la donnera. Tu verras à quelle vitesse incroyable le système effacera ton nom et ta présence… tu veux un exemple ? Regardes combien de Bordelaises et de Bordelais se souviennent de lui et de ce qu’il a fait pour eux ! La vie publique, c’est une plage où ton nom s’inscrit durant la marée basse de ton adversaire, et qui s’efface dès que la marée haute revient. » J’ai été impressionné par ces confidences échangées au milieu de gens, tous plus occupés les uns que les autres, et pestant contre leur emploi du temps esclavagiste.
En fait, la sagesse vient de la capacité à prendre du recul sur le rôle que veulent vous faire jouer les autres. Les marionnettes sont infatigables, puisqu’elles ne sont que les instruments de celui qui leur donne vie. Elles peuvent croire qu’elles existent et qu’elles sont les vraies actrices des pièces qu’elles interprètent, mais c’est irrémédiable elles sont… manipulées ! Si celle ou celui qui les agite les pose sur le rebord du castelet, elles ne se remettront jamais en scène.
La vie que beaucoup croient imbécilement « politique », alors qu’elle n’est que malheureusement politicienne, ne permet pas de se poser de questions. Elle ressemble à une course quotidienne contre la montre dont on prend le départ avec conviction ou déception. En fait, chaque étape comporte ses points chauds, ses chronométrages intermédiaires, son public chaleureux, ses adversaires supérieurs et tous les clous… oubliés négligemment sur la route. Vivement que j’aie une nouvelle crevaison… pour abandonner le peloton et ne plus me croire indispensable pour tous les amis qui vous veulent du bien ! En fait, chaque journée de repos prépare à ces moments là. Le téléphone sonne sans cesse, car tout le monde veut de vos nouvelles, et savoir si vous serez en forme au retour. Surtout celles et ceux qui mettent leurs espoirs en vous. Hier, il a sonné pour des emplois,des logements, des conseils, des rendez-vous urgents…jamais pour la burqa, pour le procès Ortéga ou pour les commissions occultes liées aux ventes d’armes. J’étais encore probablement trop loin des réalités.

Cet article a 5 commentaires

  1. Danye Cortot

    BELLE COMPARAISON… on commence à comprendre à mi chemin !! la réalité arrive avec toute cette vérité que vous devez vivre au quotidien…mais de grâce <<fermer les écoutilles ne gâchez pas tous ces instants de lumières ..Profitez avec votre épouse..vos proches de ces journées de détente.
    Un soupçon d'égoïsme est parfois nécessaire pour le repos de chaque personne humaine.

  2. J.J.

    Un soupçon d’égoïsme est parfois nécessaire pour le repos de chaque personne humaine.

    Il n’est pas nécessaire, il est indispensable,….et salutaire !

  3. Mathilde

    Respire, souffle et profite! Tu dis assez aux conseillers municipaux que chacun doit assumer ses responsabilités dans les limites de ses capacités et de ses disponibilités, alors applique toi aussi ce raisonnement. Déjà que tout le monde se demande où tu prends le temps de dormir. Ce n’est pas très performant de rouler avec une roue crevée..il vaut mieux prendre le temps de réparer pour repartir fringant!
    Bises

  4. J.J.

    Je ne sais pas pourquoi,mais mon commentaire à propos des pissenlits ne veut pas passer sur le bon article, alors j’essaie sur la crevaison …

    Le pissenlit, également moins connu, mais plus honorablement, sous le nom de « léontodon » (ou dent de lion) est, du fait de son mode de propagation extrêmement efficace, probablement la plante la plante la plus répandue dans le monde.

    On en trouve des graines, munies de leur petit « parapente », dans les prélèvements faits à des altitudes stratosphériques, pour l’étude de la qualité de l’air.

    Il y a bien sur, dans l’ordre des gourmandises rustiques le pissenlit en salade selon ta recette. Mais avec des lardons et des croûtons frottés d’ail, ça n’est pas mal non plus.

    Et connais-tu les pissenlits en omelette, coupés très fin et revenus dans la graisse de canard, avant d’ajouter les oeufs battus ?
    Un inimitable et inattendu goût de noisette !

    Je pense qu’à côté de ça, monsieur Petrossian et son caviar ne font pas le poids.

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