Ca sent bon la nostalgie

Ce matin de bonne heure, comme l’on disait autrefois, en se souciant seulement de la course du soleil, en ouvrant les volets au cœur d’un Créon silencieux comme un jour de deuil, je me suis laissé bercer par une odeur. Vous savez, du genre de celle qui vous envahit et vous remplit instantanément de bien-être, une odeur qui vous plonge dans un autre monde que celui que vous vous attendiez à trouver. Elle vient de la rue voisine, et s’évanouit sur la place centrale comme si l’espace la condamnait irrémédiablement. Ces effluves, qui envahissent l’air frais, portent la chaleur dorée du four à pain de chez José, le boulanger installé à une trentaine de mètres de là.
Les jours fériés, la fournée est plus longue, et surtout elle s’étale dans la matinée, car il s’est accordé le droit de laisser du temps au temps de sa nuit. Il distille dans l’atmosphère le fruit de son talent, il offre aux voisins lève-tôt une avance sur le petit-déjeuner. Ce « cadeau » au cœur d’un village, dans une ruelle où débouche une médiocre fenêtre, a une toute autre valeur que celui que peuvent offrir les boulangeries industrielles néonisées qui ont installé les mitrons en vue directe de la clientèle. Je respire à fond, je me gave de ce qui devient un luxe, dans un monde où l’on chasse le naturel quand il arrive au galop ! Le renoncement croissant pour les maisons de ville prive des gens de ce plaisir incomparable de humer la vie et il leur faut aller chercher ailleurs les références permettant le plus merveilleux des voyages, celui qui permet ces retours sur soi indispensables à la préhension du temps. Chaque senteur réveille une personne, un souvenir, un plaisir, un visage, une situation… dont on redécouvre les qualités ou les défauts, puisque l’appréciation que l’on porte sur elle répond forcément à une connaissance antérieure du parfum retrouvé. Immatérielle, impalpable, insaisissable, chaque odeur nous entraîne, sans que personne puisse rien savoir de l’appréciation que vous portez sur le voyage.
Hier, alors que le Président du Conseil Général arpentait le salon de l’Agriculure installé dans l’enceinte de la foire de Bordeaux, je suis par exemple brusquement retourné un demi-siècle en arrière. La cohorte qui tentait de recoller au groupe officiel n’aurait probablement pas compris que je m’arrête pour humer les odeurs de l’étable. C’est vrai que seuls les enfants qui ont eu le privilège (car c’est devenu une vrai privilège) de connaître, autrement que dans les « salons », le cul des vaches, peuvent être sensibles à ces retrouvailles. Il n’y a aucun snobisme à rappeler ce que pouvait représenter ces espaces obscurs, dans lesquels les « poly-agriculteurs » d’avant la modernisation avaient installé leurs « trésors ». En effet, les quatre vaches de mon grand-père constituaient, avec le cheval de trait, ce qu’il avait de plus précieux. Elles constituaient son assurance survie par la vente quotidienne de ce lait emplissant les pots du village, ou ceux plus grands, déposés au bord de la route pour la coopérative créonnaise, les velles et les veaux qui ne pouvaient être nourris autrement que sous leur mère.
Cette odeur, hier, m’a plongé en une fraction de seconde dans cette étable où les toiles d’araignées n’appartenaient pas aux films d’horreur mais récupéraient des centaines de mouches qui, faute d’agacer les chevaux du coche, énervaient les laitières durant la traite. La petite rigole collectant la pisse, les bouses ramassées à la fourche comme de précieuses galettes, pour ne pas avoir à changer toute la paille, et cette belle odeur fleurie du foin sec que l’on avait entassé dans les mangeoires aux barreaux de bois brut. Le merveilleux voyage avait duré seulement quelques instants, hors du temps, hors des normes, hors des apparences, hors des certitudes… On a beaucoup gaussé les politiques qui font semblant d’aimer ces « animaux de foire », avec la même tendresse que les enfants des banlieues confondant les poissons réels et les rectangles panés de leur assiette de cantine. Ils ont tué depuis belle lurette la sincérité. J’ai donc eu honte d’afficher mon plaisir à plonger dans ces souvenirs m’offrant un bain de jouvence authentique. Qui pouvait en effet croire à une affirmation aussi saugrenue : « j’aime l’odeur des étables! ! » car c’est celle de la vraie richesse, celle que se construisaient patiemment des femmes et des hommes peu soucieux des apparences, mais amoureux de la réalité. Ce lait mousseux, lisse, fluide, gras qui passait du seau au bidon se foutait pas mal des quotas et des normes. Il participait d’abord à l’autarcie familiale, avant de contribuer aux autres dépenses du foyer. C’était peu et beaucoup à la fois ! C’est fou ce qu’il peut y avoir dans une simple odeur traversant l’espace le plus précieux, celui du temps ! D’autant que partout, des artistes peignaient, sous le regard indifférent des reines des bovidés, des corps de vaches en matière plastique pour une « cow-parade » sans odeur et sans saveur…
Les odeurs sont devenues négligeables, dans une société qui préfère la rutilance des couleurs, la qualité des formes ou la standardisation des saveurs. On les détruit dans les maisons, on les accable dans les campagnes, on les méprise dans les jardins. La beauté, l’élégance, la valeur, ne reposent plus sur la sincérité mais sur « l’artificialité » des êtres et des choses. Le nez qui coule préoccupe davantage les gens que le nez qui ne sent plus la vie. Pourtant, dans la société de consommation, on maintient la primauté de l’odorat, en distillant des effluves subtiles dans les centres commerciaux pour faire rêver et transporter la clientèle dans une atmosphère. L’odorat a réveillé mes souvenirs affectifs, et m’a déconnecté de la raison. Dans les images qui sont apparues au moment où je pensais à ces senteurs d’ailleurs, il a fait ressusciter des êtres et des actes. Mes grands parents y ont régulièrement une place. Je m’aperçois que tout se joue en fait sur des détails, des moments fugaces, des impressions de liberté et de mystère. Il y a une certaine nostalgie dans mes propos, comme si j’aspirais à retrouver quelque chose que je sais ne jamais pouvoir retrouver. C’est la pire des sensations que procurent ces odeurs : l’impossibilité de revenir en arrière !

Cet article a 3 commentaires

  1. BENIZEAU Guy

    Quel plaisir de nous remettre en mémoire ces souvenirs d’un temps où notre âge s’écrivait à un chiffre. Je me souviens très bien de ces moments quotidiens où j’allais faire remplir le bidon de lait dans la ferme voisine. Mes yeux d’enfant captaient chaque instant du spectacle de la traite dans l’étable avec le bruit caractéristique du lait frappant le fond du seau métallique mais aussi ces odeurs inoubliables de paille fraîche ou souillée dont les effluves se mélangeaient à celle du lait et de la crème.
    Dans le monde d’images où vivent aujourd’hui nos petits-enfants, un monde aseptisé et sans ces odeurs, c’est une dimension qui disparaît. Nous allions « au lait » l’occasion d’étre entre voisins dans cette étable, lieu de rassemblement. Aujourd’hui avec facebook on organise des « apéros »…..et peut-être pire !

  2. JMD

    Du lait, du beurre et des œufs…

    1959 :  Tu vas chercher du lait chez le crémier, qui te dit bonjour, avec son bidon en alu,  et tu prends du beurre, fait avec du lait de vache, coupé à la motte. Puis tu demandes une douzaine d’œufs qu’il sort d’un grand compotier en verre. Tu payes avec le sourire de la crémière, et tu sors sous un grand soleil. Le tout a demandé 10 minutes. 
    2009 : Tu prends le caddie de merde dont une roue est coincée et qui le fait aller dans tous les sens sauf celui que tu veux, tu passes par la porte qui devrait tourner mais qui est arrêtée par ce que un benêt l’a poussée, puis tu cherches le rayon crémerie où tu te les gèles, pour choisir parmi 12 marques le beurre qui devrait être fait à base, de lait de la communauté. Et tu cherches la date limite…. 
    Pour le lait : tu dois choisir avec des vitamines, bio, allégé, très allégé, nourrissons, enfants, malades, ou mieux en promo avec la date dessus et la composition…. 
    Pour les œufs: tu cherches la date de la ponte, le nom de la société et surtout tu vérifies qu’aucun œuf n’est fêlé ou cassé, et paff !!! tu te mets plein de jaune sur le pantalon!!! 
    Tu fais la queue à la caisse puis la grosse dame devant toi a pris un article en promo qui n’a pas de code barrre… alors tu attends, et tu attends…., puis toujours avec ce foutu caddie de merde, tu sors pour chercher ton véhicule sous la pluie, tu ne le retrouves pas car tu as oublié le N° de l’allée….Enfin après avoir chargé la voiture, il faut reporter l’engin où là, tu vas t’apercevoir qu’il est impossible de récupérer ta pièce de 1 euro…, tu reviens à ta voiture sous la pluie qui a redoublé…Cela fait plus d’une heure que tu es parti.

  3. Annie PIETRI

    Excellent, et tellement vrai !

Laisser un commentaire