Instantanés d'été (3) : un tram nommé plaisir

Le tram prend ses quartiers d’été avec un plaisir non dissimulé. Il rêve d’évasion, lui qui est condamné à emprunter sous le soleil de plomb un itinéraire stéréotypé et monotone. Je suis certain que, parfois, il voudrait bien aller baguenauder sur les rives de cette Garonne de plus en plus paresseuse au fur et à mesure que son niveau baisse. Cette chenille rigide, qui a autant de mal à se courber qu’un homme touché par une violente sciatique, imagine probablement une libération accordée à ces automobiles concurrentes qui la côtoie sur le Pont de pierre. Elle n’a même pas le temps de profiter des rayons brûlants de cet astre du jour qui brûle le tapis vert sur lequel elle est censée évoluer.
Le tram en été, n’a pas, lui non plus, le temps de vivre puisqu’il se doit à son public qui le guette sur des quais dénudés et surchauffés. Les arrivants envahissent vite la rame sans parfois laisser aux autres l’espace nécessaire pour qu’ils quittent les lieux. Il est vrai qu’une fois entré, on sent la différence. D’abord, on met les pieds au cœur de la diversité du monde, dans une extraordinaire melting pot des races, des langues et des costumes. Ensuite, le corps reçoit avec délectation une vague fraîche arrivant du ciel par cette « clim’ » qui ne profite pas ainsi qu’aux nantis. Il y a aussi enfin le silence de ses êtres pétrifiés, pour la plupart, dans des pensées lointaines dont j’adore tenter de déchiffrer le contenu. En été, le tram passe du labeur au bonheur, de l’utile à l’agréable, du contraignant au libératoire.
Même le matin, entre 7 h 30 et 9 h sur la ligne A, entre Galin et Mériadeck, si l’on somnole, ce n’est pas par fatigue mais parce que la nuit n’a pas tenu ses promesses réparatrices pour une cause ou une autre. Sur les fauteuils, la tête vacillante, les regards ailleurs des hommes et des femmes tentent d’effacer les cauchemars de l’écran sombre de leur nuit blanche ou s’évertuent à peindre en rose des amours incertains. Le tram est sensuel avec les beaux jours. Il accueille des comportement libérés comme s’il était devenu un espace de partage plus que de contraintes.
Il rend plus étroites les bretelles des corsages ou il les supprime, afin de montrer la référence des vacances réputées heureuses : le bronzage. Provocant ou maîtrisé, le décolleté donne une touche révélatrice du parcours personnel. Nul n’est dupe, car le paraître l’emporte véritablement sur l’être en ces lieux de promiscuité plus ou moins agréable. Les regards s’évitent. Les têtes se baissent sur un livre aux caractères dénotant un contenu incitant aux rêves bleus de Christophe. Les échanges silencieux existent, mais il faut avoir un sens aigu de l’observation pour les saisir, car ils sont aussi brefs qu’un cliché photographique pris en pleine lumière. Il existent mais sont souvent honteux, gênés, brimés.
L’été du tram c’est celui de la décontraction, de l’insouciance des Lolita ravageuses trainant derrière elles des galapiats boutonneux en jeans dont les tailles traduisent simplement un espoir de ressembler un jour à un héros « bodybuildé » de bandes dessinées. Les jeunes cachent leurs sentiments naissants dans ces escapades au long cours, loin des regards des familles. Ils envahissent les espaces disponibles, comme des volées de moineaux à la recherche de miettes de bonheur partagé. En bandes ou isolés, les adolescents jouent aux « grands » dès qu’ils sont débarrassés de l’identification liée à leurs sacs de classe. La liberté nouvelle de ne pas avoir d’autres contraintes que celles de trouver un banc public disponible pour se bécoter ou une rue discrète pour se promener, comme tous les garçons et les filles de leur âge, main dans la main, les enivre. Leur regard le traduit, ainsi que les serments chuchotés dans le creux de l’oreille. Ils sont bel et bien seuls au milieu de tous, sous le regard envieux de celles et ceux qui ont oublié ces sentiments juvéniles. Leurs mains parlent pour eux. Elles se nouent et se dénouent sur les barres auxquelles elles s’arriment. Elles se baladent dès que la route est plus sûre. Elles se protègent quand la proximité le veut. Elles vivent des étés inconnus.
La fraicheur dans le tram est double, sauf quand on prête attention aux échanges verbaux, car les mots sont en décalage complet avec le romantisme des scènes, surtout quand sonne le principal perturbateur des rames : le téléphone mobile. La poésie est absente des dialogues comme l’orthographe minimum l’est des SMS, nerveusement expédiés grâce à une incontestable dextérité des expéditeurs. Si l’on est bien seul au monde dans le tram, on n’est jamais loin de la pression des autres… Elle est là dans sa main, dans sa poche, dans son sac, et elle se rappelle en permanence au souvenir des autres. Elle se manifeste en musique, en onomatopées, en grésillements, mais elle entre sans frapper dans la vie pour des broutilles.
Les soucis remontent dans certains regards de voyageuses ou de voyageurs d’une autre génération. Munis d’un cabas à roulettes, ils regardent avec anxiété défiler les stations. Eux vont, de bonne heure, au ravitaillement au cas où… Leur peur ? Manquer le lieu de leur arrêt ou redouter que le tram décide, fatigué de la monotonie de ses parcours, de s’offrir une pause inopinée. Ils vont aux courses, afin de ne manquer de rien en cet été où les commerces de proximité tirent le rideau. Ils espèrent être les premiers à l’ouverture, pour ne pas attendre aux caisses de 3 francs 6 sous ! La plupart de ces veuves ou de ces couples dorés par le mariage, ont le caddy plus grand que le ventre, contrairement à ces mères de famille africaines qui rentrent surchargées de sacs joufflus, sans pouvoir les porter sur la tête comme le voudrait leurs racines. La société de consommation prend ses aises dans les wagons. Elle s’étale avec ses packs de bière géants; ses empilages de papier toilette, ses sacs volumineux de riz ou de nouilles dopés aux quantités réputées gratuites; ses yaourts « médicalisés », « aseptisés », « aromatisés », « régimisés »; ses poches arborant la notoriété d’une marque plus valorisante que le textile qu’elles contiennent, ses bidons de lessive lavant plus blanc que blanc… Elle absorbe aussi l’espace vital de ses routards chargés comme des sherpas tibétains accompagnant un escaladeur de l’impossible, qui tentent d’exister au cœur de la foule avec leur sac à dos « hôtel-restaurant-quincaillerie ». Eux n’aspirent qu’à ne pas éborgner une voyageuse dont le visage se situerait à la hauteur de leur barda et à le poser en lieu sûr avant de flâner dans cette ville qui se dore au soleil, les pieds dans l’eau du fleuve.
Pour un ticket de tram, il est possible de s’offrir un superbe documentaire social, pourvu que l’on voyage les yeux ouverts sur les autres. J’aime ces parcours différents selon que le soleil se lève, se montre ou se couche. Le coût du périple est insignifiant pour une heure de revue des mondes qui vaut bien d’autres propositions onéreuses, lointaines et sophistiquées. Durant une heure, offrez vous l’aventure de l’été. La plus simple mais aussi la plus enrichissante. Vous pourrez même côtoyer à partir de « Thiers Benauge » des Roms, vous savez ces éternels voyageurs qui croient que dans le tram ils sont à l’abri des représailles…puisque ce n’est pour eux qu’une nouvelle caravane pour un monde meilleur. En fait, le tram c’est du plaisir dont j’aimerais tellement qu’un chaman d’une tribu amazonienne me donne son analyse.

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