Instantanés d'été (4) : je suis allé chez les fourmis rouges

Il serait vain d’expliquer à mes petits-enfants combien on peut souffrir de l’absence de livres chez soi. Surtout pendant les vacances, où le besoin de s’évader quand la chaleur écrase tout, et qu’il est prudent de se réfugier dans un ailleurs moins torride. J’ai manqué de bouquins quand une sorte de fringale d’évasion s’emparait de mes années d’adolescence. J’ai longtemps lu tout ce que je trouvais dans ce village où le bibliobus jouait, avec son passage trimestriel, le rôle du roi mage. Comme en période estivale, le camion laissait les livres « nouveaux » à la Mairie, j’avais tout loisir pour m’emparer en priorité de ces moyens de transports pour voyages immobiles. Il me restait, quand j’avais épuisé le filon, à pédaler vers Créon, à me présenter au magasin de vêtements Peytou, sur la Place de la Prévôté, pour effectuer un ravitaillement en rêves. Dans cette boutique, les caleçons longs ou les tricots de corps en flanelle, les chemises de nuit en satinette ou en tissu de coton pelucheux nommé « Pilou », les tabliers noirs ou gris pour les veuves de guerre, les bleus de travail inusables, les robes à grosses fleurs pour les fêtes au village, les tissus multicolores enroulés sur une planche, soigneusement rangés dans des cases en bois vernis…occupaient tout l’espace de chaque côté d’une allée centrale conduisant à la salle à manger familiale. Au milieu de ce lieu figé par le temps, car ayant refusé l’arrivée des tissus synthétiques, trônait un homme que tout scénariste aurait mis dans un film en noir et blanc d’après-guerre, tellement il symbolisait ces vendeurs talentueux, noyant la cliente sous un flot de considérations valorisant un « produit » qu’elle ne désirait même pas. Je l’aimais bien, car il permettait d’aller sur les rayons de cette « Bibliothèque pour tous » constituée pour le compte de la paroisse. Le maître des lieux savait pertinemment que j’appartenais à la catégorie des mécréants putatifs, mais il témoignait d’une indulgensce particulière pour celui qui accomplissait, à bicyclette, l’effort de venir assouvir sa soif de lire. Il fallait sacrifier à une discussion délicate avec lui, car il était dur d’oreille, comme l’on disait alors !
Couverts de papier Kraft, dotés d’une étiquette bleue et blanche coupée en deux (il économisait sur tout !) portant le titre, ces bouquins étaient le reflet d’une littérature bien-pensante. C’est ainsi que je dévorais des dizaines d’œuvres inspirées par le scoutisme. Une pure merveille pour moi, que ces aventures de ces bandes de jeunes organisés, maniant le couteau avec dextérité, infatigables sur tous les terrains, affrontant les orages et les nuits noires, avalant sans sourciller des nourritures succulentes rôties au feu de bois, capables de bâtir des cabanes salvatrices ou de réparer des objets abandonnés, de déceler des traces d’animaux sauvages ou de vivre en autarcie grâce à la pêche et à la cueillette. J’aimais ces récits épiques pour moi, mais tellement ordinaires pour celles et ceux qui me les faisaient partager par l’écrit. La collection « signe de piste » était une référence de qualité pour celui qui se croyait « toujours prêt ! » à accomplir un exploit dans un tunnel inconnu, où il fallait avancer prudemment une torche à la main, les ruines d’un château abandonné aux vents mauvais, un bateau à la mâture grinçante frôlant des récifs traîtres, des cavernes angoissantes sans d’autres habitants que des chauve-souris…. Je devins accro au scoutisme et je mis en tête de créer un groupe « officieux » à Sadirac, puisque malgré mes demandes, personne ne voulait prendre en compte mon besoin d’aventures collectives dans les forêts locales, les prés du bonheur ou au fil de cette Pimpine ressemblant à un fleuve tumultueux. J’organisai donc un rendez-vous spécifique, pour tester les vocations.
Ce fut fait, l’espace d’une seule nuit, en août 1962, quand je réussis à convaincre ma mère de me laisser dormir sous une bâche tendue sur une branche d’arbre coupée avec une serpe affûtée, empruntée à mon grand père. Ce fut une sélection, car la « bande » devait être courageuse, chevaleresque et solidaire… feu de camp dans le parc de la Mairie, oiseaux victimes de pièges avec fourmis volantes, et rôtis sur une branchette de noisetier, mûres récoltés dans le roncier derrière la maison de mon arrière-grand-mère et une nuit à même le sol, qui mit en évidence les limites de notre vocation de « pionniers ». Ce fut cependant ma plus belle nuit d’été, celle où l’on peut se prendre pour un héros ordinaire conduisant les autres dans ce monde, où justement l’ordinaire n’existe pas. A quelques dizaines de mètres du confort relatif de la maison familiale, nous étions sur une autre planète ou tout était possible.
Le matin fut frais, très frais, et dame Nature n’avait nul besoin de rappeler qu’elle était fantasque, nous l’avions constaté sous nos couvertures, car le duvet était inconnu. Cette expérience m’a permis d’oublier ma vocation de scout, et de ne plus trop croire dans les charmes de la vie rupestre.
Ce matin je suis allé à Cussac Fort Médoc, avec l’envie de retrouver ces sensations de jeunesse. Plusieurs milliers de « Caravelles » et de « Pionniers » fêtaient la fin d’un rassemblement, débouchant sur une « parole citoyenne nationale ». Une véritable fourmilière dans et autour des vestiges du Fort classé au patrimoine mondial par l’Unesco attendait les élus invités. Des fourmis rouges s’affairaient en colonnes plus ou moins lasses et ordonnées vers un noria de bus qui allaient les ramener dans leurs foyers, ou les déplacer vers d’autres horizons. J’étais loin, très loin de cette ambiance intimiste des bouquins de la Bibliothèque. Des sacs à dos monstrueux gisent sur le sol poussiéreux, des bicyclettes entassées attendent des chevaliers des temps modernes, des cantines énormes s’entassent sur des palettes, des dizaines de poids lourds viennent récupérer des tonnes d’équipements… et dans l’enceinte du fort, les décibels grimpent comme lors des concerts les plus renommés. Un groupe vante les mérites du « Seigneur » sur une mélodie Pop, avant l’arrivée du héros du jour : Jean Louis Borloo, qu’une coquille sur le journal interne du jour a baptisé « Borolo ». Car l’apothéose de ce qui ce Citécap « éco-citoyen » de jeunes en uniforme, plus ou moins dépenaillés selon le nombre d’heures de sommeil, passe par un spectacle avec personnages pour gamins intoxiqués par les émissions enfantines de Dame Télé, avant une intervention de « Monsieur le Ministre ». Un écran géant diffuse les reportages d’une télé interne, les retombées médiatiques de ce rassemblement, avec deux reportages sur TF1 et tous les médias qui comptent. Des moyens gigantesques ont été mis en œuvre durant cette semaine pour accueillir cette fourmilière rouge. Sagement assis à même le sol, les fourmis rouges attendent que le ministre du Grenelle délivre son message… Il s’est dit « bouleversé » par la manifestation évoquant « ses dix ans de scoutisme » qui sont probablement, a-t-il dit, à l’origine de son engagement en politique. Figurez-vous que je me posais la question de savoir pourquoi il était venu ? « Gardez votre idéal toute votre vie », a-t-il clamé dans une sono d’enfer. Figurez-vous que je me posais aussi la question de savoir quel était-il ? Les scouts d’aujourd’hui ont remis à Jean louis Borloo et au député européen Damien Abad (majorité présidentielle) un exemplaire de leur « parole citoyenne nationale », texte dans lequel ils énumèrent leurs engagements pour la citoyenneté, l’environnement et la solidarité, en totale contradiction avec les actions gouvernementales actuelles. Mais peu importe. Un recueil de belles intentions. Une sorte de bréviaire de B.A. pour la planète. Je pars avant la fin, un peu désemparé par le spectacle…En route, j’aide sur le chemin poussiéreux, trois fourmis rouges croulant sous les bagages, à regagner plus légères le lieu d’embarquement. « Où allez-vous maintenant ? » osais-je. « En pèlerinage à Lourdes, pour aider au déplacement des malades ! » m’expliqua l’une d’entre elles. Je n’avais pas vu ça dans mes bouquins. Mais c’était il a presque un demi-siècle…

Cette publication a un commentaire

  1. J.J.

    Ce qui assez cocasse dans cette promotion du scoutisme à connotation nettement religieuse, c’est qu’au départ, il fut interdit par le Vatican, et pour cause :
    Lord Baden Powell était un affreux anglican, schismatique et hérétique.

    Les pionniers du scoutisme en France : Eclaireurs de France étaient d’abominables mécréants et laïcs.

    Et puis voyant que la sauce prenait, le susdit Vatican a revu sa copie et s’est approprié la chose, jouant les coucous comme à son habitude.

    On pourait rappeler utilement à monsieur « Borolo » que depuis plus de cinquante ans les Eclaireurs de France, qui restent confidentiels dans les médias, avaient crée un « branche » spéciale dont le but était d’intégrer les handicapés dans les acitvités du scoutisme.

    Il est vrai que les Eclaireurs se sont illustrés de bien vilaine manière en voulant abandonner l’uniforme plus ou moins para militaire après Mai 68….

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