Quand les parapluies manifestent

Après plus de quarante années ininterrompues de militantisme, il est possible de « sentir » une manifestation. Elles sont toutes différentes, par l’affluence, l’ambiance et le…climat. Chacune a sa particularité, liée à son public et à son organisation. J’en ai connue des confidentielles toniques ou des pléthoriques mollassonnes, des enthousiastes chantantes et fières, ou des penaudes sans illusion, des ardentes avec des pignes, ou des matraquées avec des bleus…Elles ont toutes pourtant leur utilité, outre celle de forcer les ex-renseignements généraux à s’appliquer pour faire des comptes officiellement faux, elles constituent un baromètre social, une sorte d’évaluation de la validité d’une revendication. Bien évidemment, elles n’ont une efficacité réelle que si elles se renouvellent et s’amplifient, mais ce phénomène très rare concerne rarement des salariés qui sont bâillonnés par les banques. J’aime particulièrement flâner sans but précis, au cœur d’une manifestation, une plongée dans le monde souterrain des non-résignés qui prennent plaisir à constater qu’ils sont plus nombreux qu’ils le croyaient. Toutes les conversations tournent autour de l’évaluation du nombre de participants. Les briscards ayant gagné leurs galons sur les barricades, prétendent avoir la jauge nécessaire qu’ils comparent avec celle d’un « camarade » plus ou moins optimiste. Il faut convenir que les débutants ou les occasionnels se montrent beaucoup plus enthousiastes, et alignent les milliers avec la générosité d’un gagnant du loto. N’empêche que beaucoup plus que le nombre, c’est l’état d’esprit général qu’il faut juger en devenant un marcheur anonyme.
Hier à Bordeaux, en venant protester contre une réforme purement idéologique, la majorité des présents ouvrait un parapluie contre une pluie battante, destructrice des illusions d’avenir meilleur. Une forêt de parapluies protecteurs s’étirait sur des rues qu’empruntaient encore quelques livreurs gênés ou arrogants selon leurs opinions personnelles. Tous différents les uns des autres, tous porteurs de signes forts sur la personne qui était dessous. Il n’y a pas, en effet, un « coin de parapluie » qui soit un « coin de paradis », lorsque l’on vient pour témoigner de sa crainte de voir arriver « un coin d’enfer ».
Dans cette cohorte gigantesque, on trouve inévitablement les « durs », qui sont arrivés sur place en tricot de corps ou en chemisette afin de démontrer leur aptitude à affronter les éléments déchaînés. Ils sont insensibles à la météo ou recherchent des abris de fortune. L’un d’eux se sert de sa banderole pour se confectionner une retraite de fortune. D’autres profitent des saillies des immeubles cossus, ou des auvents des magasins de luxe du Cours Tourny, avec l’espoir que les seuls à prendre l’eau soient les gouvernants actuels. Il leur faudra, d’une manière ou d’une autre, se mouiller, mais le plus tard sera le mieux. Ils ont oublié la protection sociale…qui est pourtant leur principale protection contre le ciel qui leur tombe sur la tête. Les « habitués » se sont engoncés dans un Kway plus ou moins promotionnel qui trahit une prise d’embonpoint coupable. Ils n’ont pas eu l’opportunité de s’en apercevoir en tant que gens du voyage, privilégiés durant cet été.
Ces petits hommes, en majorité bleus, cherchent du regard le copain qu’ils n’ont pas vu depuis quelques mois, ou celui qu’ils ont quitté hier. Il existe aussi dans cette foule bigarrée des naufragés qui se sont réfugiés sous un parapluie récupéré on ne sait où… baleines saillantes, toile fripée, surface réduite, il trahit une origine lointaine. Paradoxalement, il abrite mal celle ou celui qui a peut-être été l’une des victimes de cette mondialisation outrancière du marché du… pébroc ! En fait, ces propriétaires tentent d’éviter de tout perdre dans une bourrasque venue par surprise. Ils vont tenter de tenir la distance en ménageant leur seule arme de défense contre cette pluie néfaste, qui imbibe toute la société. Pour eux, la manifestation va tourner à l’aventure personnelle, à un face à face du style pôle emploi, entre une offre brinquebalante et un demandeur en perpétuel mouvement. L’avenir manque de certitude et l’avenir apparaît comme très hypothétique..
Dans ce défilé, chaque couvre-chef recelle sa part d’indices sur la personne qu’il protège. Ces vastes parapluies de berger, sortes de couvercles étanches rustiques, donnent asile à un barbu en tenue campagnarde, ayant certainement une approche écologique de la vie. Là-dessous, on se sent quasiment dans une bulle étanche, mais on s’isole forcément du reste de la troupe, car on occupe un espace collectif très imposant. La retraite par répartition est fortement mise en cause, et visiblement, ces gars là capitalisent pour éviter les avatars de la vie. Ces bergers en transhumance tranchent au milieu de tous les autres parapluies en grève.
Les femmes soignées et beaucoup plus prévoyantes, déploient des corolles multicolores, dénotant un choix réfléchi lors de l’achat. Elles apportent la fantaisie dans ce monde noir et gris muraille, représentant la mort de leurs droits antérieurs. Elles ont pleinement conscience que ce cortège ressemble à celui qui suivrait un corbillard de la seule véritable parité qui compte, celle qui n’existe pas dans le travail, les rémunérations et l’action quotidienne. Elles ont l’air grave de celles qui comprennent ce que signifie le qualificatif de « réactionnaire », en pliant à la moindre éclaircie ce « toit » précaire dont elles prennent soin.
Cette armée considérable des parapluies marcheurs s’étire dans les rues. Elle défile, les pieds mouillés, sous les nuages qui assombrissent ce ciel de rentrée. Les hauts parleurs braillent ou crachouillent selon leur protection contre l’humidité ambiante. Un petit coin de manif sous un parapluie, perdu parmi les autres, donne un rayon de lumière d’espoir dans l’eau froide de cette période. Lentement, le soleil va se lever et sécher les pleurs de cette nature qui ne comprend pas que l’on dévaste les parapluies sociaux patiemment construits par les artisans du progrès. Au Palais Bourbon, on ouvre ce qui ne sera jamais autre chose qu’un pébroc pour les nantis…

Cet article a 3 commentaires

  1. PIETRI Annie

    On reconnaît bien là l’entomologiste qui observe, analyse, et nous livre le fruit de ses observations….Le lecteur découvre avec toi, tout au long des trottoirs de Bordeaux, le cheminement de ce cortège que la pluie n’a pas découragé, tant ceux qui le composent sont convaincus de la nécessité de leur engagement. Tu nous décris avec une telle précision les déambulations de ces fourmis en colère que l’on a le sentiment de t’accompagner dans leur progression. Et, comme toi, on éprouve une immense lueur d’espoir en constatant que leur nombre et leur détermination dépasse toutes nos espérances. Merci pour tous ceux et toutes celles qui n’ont pas pu être là, et à qui tu as donné l’impression de participer !

  2. Michel d'Auvergne

    Un pébroc de nanti se transforme souvent en parachute… Doré. Pour les autres c’est un coin de parapluie qui est
    comme un coin de pas-un-radis.

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