Les circulaires qui ne tournent pas rond.

Ma mère a exercé durant plus de quarante ans comme secrétaire de mairie, comme on disait avant la mise en place de la fonction publique territoriale. N’ayant pas pu, pour des raisons financières, poursuivre ses études après son certificat d’études, au cœur de la dernière guerre, elle avait été prise sous son aile par « son » instituteur. Il exerçait également, comme c’était souvent le cas, la double fonction d’instituteur et de secrétaire de la mairie-école, où il logeait. Désormais à la retraite, elle a conservé des souvenirs clés de cette période, qui ne reposent pas sur des visions théoriques mais sur des faits précis, qui l’ont marquée pour toute sa vie. Il en est un qu’elle ne peut pas évoquer sans avoir les larmes aux yeux.
Il concerne les circulaires arrivant en Mairie sur le recensement et le suivi des familles juives sur la petite commune de Sadirac. Des consignes tirées sur un papier grossier, presque bistre et buvard, avec un texte tapé avec une machine à écrire aux frappes irrégulières, et portant la mention en rouge IMPORTANT. Ma mère les avait gardées dans un dossier, dans les archives de la mairie, comme elle avait conservé tout ce qui avait trait aux tickets de rationnement. Elle avait vu son instituteur, formé dans la culture de l’école normale du Pas de Calais, blessé durant la grande Guerre, républicain jusqu’au bout des ongles, révolté par ces textes venant de la Préfecture. Il en pleurait. Il ne savait pas comment ne pas les appliquer, face à un Maire pétainiste… Des « circulaires », signées parfois Papon,… qui débouchèrent un jour sur le départ d’une famille vers la déportation.
Cette famille se croyait, à la campagne, à l’abri des « circulaires », avec deux splendides petites filles blondes, que ma mère n’a jamais revues puisqu’elles ne sont jamais revenues des camps de la mort, après avoir, à la suite d’une « circulaire », porté l’étoile jaune, et après une autre circulaire, avoir été arrêtées par des fonctionnaires obéissant à une autre « circulaire »… J’ai conservé pieusement ces documents. Je les ai montrés aux élèves quand je parlais de ces faits, car elles appartenaient à l’Histoire. Elles étaient authentiques. Elles portaient la vérité brute de comportements « officiels », parvenus d’un gouvernement ayant fait des choix politiques, traduits par des « circulaires ». Elles étaient précises, écrites avec un détachement administratif froid, parfaitement ordonnancées et signées de manière ostentatoire par des collaborateurs, ravis du rôle qu’on leur confiait au nom de l’intérêt supérieur de la France ! Ces papiers jaunis, au texte dupliqué devenu pâle, ont été oubliés au nom de la nécessité de passer l’éponge sur des « erreurs » faites au nom de l’obéissance que l’on doit, comme fonctionnaire, aux directives ministérielles. Une « circulaire » lave les consciences, et couvre les états d’âmes. Celles que j’ai vues et lues ciblaient prioritairement les Juifs, mais elles auraient pu être appliquées aux tziganes, aux francs-maçons, aux communistes. Il faudrait exposer, diffuser, publier le contenu de celles de 1942 et des années suivantes, pour secouer la torpeur d’un peuple qui croit encore majoritairement (il ne faut pas se faire d’illusions), que l’exclusion reste la solution à tous ses maux, dont l’origine est pourtant sans rapport avec le contenu des « circulaires ». Elles arrivent pourtant chaque jour dans les Préfectures et doivent être scrupuleusement exécutées. Elles tombent, signées par des « directeurs », qui transcrivent en « méthodes », les orientations des politiques d’un « cabinet » aux ordres du « château ».
Un ministre ne met jamais les mains dans le cambouis indélébile des textes opérationnels, car ce sont eux qui laissent des traces sur les mains. Ponce Pilate le savait déjà. La « circulaire » est donc l’outil idéal pour mouiller le maximum de personnes, sans apparaître en première ligne et surtout sans avoir à rendre des comptes personnellement sur des dérives potentielles. Une circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets sur les « évacuations de campements illicites » cible expressément les Roms. Eric Besson, ce collaborateur zélé du sarkozisme, avait pourtant, croix de bois…croix de fer, juré que jamais pareilles directives n’avaient été données. En préambule, cette circulaire datée du 5 août 2010 et signée par Michel Bart, le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur, rappelle aux préfets les « objectifs précis » fixés par le président Nicolas Sarkozy: « 300 campements ou implantations illicites devront avoir été évacués d’ici trois mois, en priorité ceux des Roms ». Il y a une forme de tradition dans la rédaction des circulaires : les objectifs précis », qui permettent une évaluation du zèle déployé par les serviteurs de l’Etat. « Il revient donc, dans chaque département, aux préfets d’engager (…) une démarche systématique de démantèlement des camps illicites, en priorité ceux de Roms », dit cette « circulaire », bien évidemment strictement « administrative », et dénuée de toute portée « politique ». « Les préfets de zone s’assureront, dans leur zone de compétence, de la réalisation minimale d’une opération importante par semaine (évacuation / démantèlement / reconduite), concernant prioritairement les Roms », poursuit la « circulaire », qui est accompagnée d’un tableau type. C’est aussi une constante de ces textes : le tableau d’exécution, qui oblige à mettre des nombres afin que le rendement soit quantifiable. Il faut mettre l’exécutant face à un chiffrage qui le rend vulnérable, s’il avait des angoisses métaphysiques. Face aux critiques du parlement européen sur les récentes reconduites à la frontière, le collaborateur Besson avait assuré jeudi dans un « communiqué » (ce type de démarche ressemble à celle de la circulaire, mais elle s’adresse aux journalistes sans états d’âme) que la France n’avait pris « aucune mesure spécifique à l’encontre des Roms ».Il avait froidement annoncé que « les Roms ne sont pas considérés en tant que tels, mais comme des ressortissants du pays dont ils ont la nationalité », ce qui lui permettait d’expliquer que la France ne mettait en œuvre aucune « expulsion collective ». Il restera pour la postérité une « circulaire », qui, un jour, entrera dans les archives de l’Histoire de France, et Besson aura son heure de « gloire », accompagné des fonctionnaires qui auront toujours la même excuse : « le devoir, dans l’intérêt supérieur de la France ». Ils rédigeront une nouvelle circulaire, à la demande d’un nouveau cabinet dans quelques semaines.

Cette publication a un commentaire

  1. Catherine

    Quelle horreur, quelles horreurs : du chiffre, toujours du chiffre !
    Tjrs aussi choquée de voir un tel document, dont je présume qu’il était affiché

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