Les chialeux vous saluent bien !

L’émigration au Canada se résume par une réplique d’un légionnaire ayant croisé la route d’Astérix et Obélix. Cabossé, tuméfié, estropié par un évènement imprévu, il geint :  » engagez vous, engagez vous, qu’ils disaient vous verrez du pays ! ». C’est vrai que l’on peut aisément trouver d’autres horizons, plus vastes, plus saisissants, plus époustouflants que ceux du quotidien de chaque arrivant. Comme partout en Amérique, tout devient gigantesque et l’Homme n’a qu’une place encore plus réduite que nulle part ailleurs. Les paysages, les immeubles, les distances, les projets, les sommes… ravalent toute initiative au rang de denrées ordinaires. Il faut, pour tout nouvel arrivant, trouver sa place dans ce monde de la démesure. Débarquant de son village, nombril du monde, ou de sa rue, artère essentielle à sa vie courante, il va jouer à la fourmi exploratrice. Se repérer, se situer au ras du trottoir, alors que tout se déroule dans les airs ou sous terre. Rude apprentissage que celui de trouver la « bouche » permettant de pénétrer dans les entrailles de cette cité des affaires courantes. Montréal devient un iceberg à l’approche de l’hiver, puisque la partie invisible pour le non initié se trouve sous le niveau du sol, alors qu’il a tendance à se promener le nez en l’air, pour admirer les immeubles prétendant gratter le ciel. Parfaitement tenue, elle offre absolument tous les services pour femmes et hommes s’inscrivant hors du temps.
Dans un dédale de couloirs s’étirent des centres commerciaux trouvant un éternel printemps, grâce à des flots de lumière artificielle aussi froide que l’air de la surface. Une fourmilière permanente avec ses gens pressés, ses flâneuses ou ses flâneurs, ses musiciens des rues, ses oubliés du profit, ses policiers nerveux, ses vendeurs de bouffe aseptisée ou de fringues dévaluées. Une pure transposition de la surface visible vers le souterrain invisible. Le Québec du développement durable a trouvé la solution pour effacer les saisons, en construisant des kilomètres carrés de puits canadiens, érigés en temples camouflés et climatisés du profit. S’habituer à cette vie d’hibernation institutionnelle ne participe pas de l’acte facile, même si les Québécois ont dans le coeur, selon une chanson célèbre, le ciel qui manque à leur bonheur… Impossible quand on débarque d’un pays du soleil, de descendre sans un pincement, dans ces boyaux de la mine de la consommation, où les investisseurs cherchent le bon filon.
Facile, quand on le veut, de repérer derrière les comptoirs, dans les rayons ou dans les couloirs rutilants, balais humides en mains, les  » derniers ou les dernières arrivés ». Ils ne récolteront que des poussières dans cet Eldorado, dont ils ne pourront acquérir que peu de choses. Ils se hâtent, ils accomplissent machinalement leur boulot, regard baissé ou aussi bref que possible, afin de ne pas trahir ce que doit être pour certaines et certains la déception, la résignation, parfois le honte. Ils ont peur que celle ou celui qui est en face découvre cette part encore fraîche du rêve qui les a conduit là. Elle est là, humide, floue, imbibée d’espoirs, nimbée d’enthousiasme, truffée de prévisions, et surtout de soif de réussite souvent absente ailleurs. L’entrée dans le pays du libéralisme fait perdre ses illusions de profits rapides. L’engagement dans la « légion étrangère » repose bel et bien sur le principe de Goscinny ; « voyagez, voyagez vous verrez du pays ! », mais en oubliant d’ajouter que, pour le reste, il faudra renoncer à bien des éléments essentiels à ce que l’on considère, ailleurs, pour quelques arrivants, comme essentiel à son confort personnel. Lors de ce qui, qu’on le veuille ou non, reste « the struggle for life », il devient indispensable d’oublier ce que l’on appelle « contrat de travail », quelle que soit la durée du job proposé. La précarité n’a pas de limites, puisque tout se concocte hors de tout circuit organisé. Travailler, c’est accepter l’incertitude quotidienne, ou croupir. Aucune garantie contractuelle, des cotisations sociales aléatoires ou inexistantes, la loi du marché avec un principe clair : c’est ça ou c’est rien. tout est privatisé à outrance, de telle façon que les nantis vivent heureux, les classes moyennes soient toujours sur le fil du rasoir, espèrent évoluer un jour en catégorie supérieure, les pauvres qui, s’ils sont pauvres, « c’est qu’ils l’ont bien cherché » !
Le chacun pour soi et le profit pour soi règne en maître, au pays du sirop doucereux des érables. Cette société de l’exclusion par la réussite individuelle prend une toute autre allure quand on arrive de cette France des « chialeux », comme disent les Québécois sarcastiques, en parlant de leurs grands frères d’Outre Atlantique. La France se dirige à grands pas vers ce système de l’insécurité sociale institutionnalisée au nom de l’efficacité économique. Bientôt, il ne faudra plus traverser l’Océan pour constater que le libéralisme outrancier porte en lui les germes de la régression collective. Dans le fond, le rêve canadien semble surestimé, sauf si l’on cherche à se persuader que l’espoir existe sur toutes les terres. Il suffit de le chercher, de l’entretenir et de préserver les conditions pour le voir éclore. Les « chialeux » sont ceux qui renoncent, mais jamais celles et ceux qui luttent. Ici ou ailleurs ! Maintenant ou toujours. Sous terre ou en surface !

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