L'art et la manière de confisquer une Révolution

La guerre de 1870 avait commencé par des batailles perdues, et une armée prussienne qui encercla Paris le 19 septembre, au début de ce qui allait être le plus terrible hiver que puisse connaître la capitale. A partir du 26 décembre 1870, Paris est systématiquement bombardé. La famine et un climat particulièrement rigoureux affaiblissent plus encore les Parisiens.Diverses sorties sont tentées. Elles sont toutes vouées à l’échec. Les assiégés commencent alors à négocier avec le chancelier Bismarck. Mais les conditions proposées sont considérées comme inacceptables.
Aussi, le 17 janvier 1871, il y a 140 ans une sortie est décidée. Elle doit reprendre le château de Buzenval, puis continuer au-delà de Garches pour réinvestir la Bergerie, point fortifié prussien, en direction de Versailles.
Le lendemain, dans la galerie des Glaces du château de Louis XIV, Bismarck proclame Guillaume II empereur d’Allemagne. Une arrogance extraordinaire, mais seul le cœur de Paris résiste encore aux envahisseurs. Le Peuple souffre, mais ne renonce pas. Le 19 janvier, la sortie des troupes françaises de Paris est lancée. Les conditions climatiques sont désastreuses : le brouillard a rendu difficile la mise en place des troupes ; la neige empêche les soldats français d’avancer rapidement, et avec leurs lourds équipements, ils s’enfoncent dans la boue. Les commandants sont imprécis : des embouteillages se créent sur les ponts, au passage de la Seine.
Après quelques heures d’espoir, des hommes arrivent comme ils peuvent. Ils sont hachés sur place par les défenses prussiennes, en dépit d’actes héroïques. La ligne de défense ennemie stoppe net les soldats français. Le génie tente de faire exploser des murs et des maisons, pour se frayer un passage : peine perdue. Les explosifs sont gelés et inutilisables. Le 29 janvier 1871, un armistice finira par être signé. Le 26 février suivant, débutent les préliminaires du traité de Francfort, qui durcit les conditions initialement prévues à l’encontre de la France. La bataille de Buzenval, totalement inconnue, a coûté, il y a 140 ans près de quatre mille soldats français : mille-deux-cent-soixante-dix tués et deux-mille-sept-cent-quatre-vingt-dix blessés. Une hécatombe dans le froid, la boue et le feu. Pourquoi évoquer cet épisode peu glorieux de l’histoire du XIX° siècle ? Tout simplement pour montrer que la révolte qui suit une catastrophe militaire n’est jamais sortie victorieuse car elle ne plait pas aux militaires déconfits. Les tyrans tentent en effet toujours de s’accrocher à leur pouvoir par tous les moyens.
Paris assiégée, terrorisée, vaincue avait donc entamé un processus exceptionnel en ce mois de janvier 1871, en créant la fameuse Commune de Paris, dont la gauche devrait rappeler les principes, le programme, les réalisations et la fin tragique. Un enchaînement qui illustre étrangement les événements qui viennent de se dérouler dans Tunis, et qui auront la même issue.
Le 6 janvier 1871, on assiste par exemple à la publication de la seconde « Affiche rouge »qui demande la création d’une « Commune » à Paris, et quelques jours après la déroute de la « sortie » du Général Trochu, place de l’hôtel de ville, une manifestation insurrectionnelle est réprimée par l’armée, pourtant détruite dans la Guerre. Plus d’une trentaine de manifestants est abattue. Le général Vinoy fait en effet tirer dans la foule, et accentue la révolte ambiante dans une capitale affamée, sans travail, et surtout sans espoir. Ce contexte fait émerger des idées nouvelles, et surtout il permet l’élection de quatre députés révolutionnaires dont Blanqui ! A partir du 17 février, le gouvernement de la République est dirigé par Adolphe Thiers « chef du pouvoir exécutif » ; il cherche à conclure un traité de paix avec la Prusse. Les Parisiens, qui ont supporté un siège très dur, veulent protéger Paris des Prussiens et ouvrir une nouvelle ère politique et sociale. Ils refusent de se laisser désarmer.
C’est donc l’épreuve de force entre les royalistes, grands bourgeois et conservateurs provinciaux, tous favorables à une paix rapide avec l’Allemagne, retirés à Versailles, et la population parisienne (essentiellement celle des quartiers de l’est parisien, soumise aux très dures conditions salariales et sociales de l’époque, et principale victime de la famine due au siège de Paris par les Allemands). Ils craignent, à juste titre, d’être privés de leur audace et de leur victoire symbolique. À Paris, la mixité sociale dans les quartiers, de règle depuis le Moyen Âge, a presque disparu avec les transformations urbanistiques du Second Empire. Les ouvriers sont très nombreux : 442 000 sur 1,8 million d’habitants selon le recensement de 1866. S’y ajoutent de très nombreux artisans (près de 70 000, la plupart travaillant seuls ou avec un unique ouvrier) et de très petits commerçants dont la situation sociale est assez proche de celle des ouvriers. Ces classes populaires ont commencé à s’organiser, mais vont lentement se faire voler leur succès. Si Napoléon III et sa famille se sont enfuis, il reste au bercail les soutiens les plus fidèles de l’Empereur, qui vont tout faire pour ne pas quitter le radeau sur lequel ils tentent de surnager. Le gouvernement n’a rien de populaire, et il illustre le changement dans l’absolue continuité. Le peuple parisien s’est fait voler « sa » résistance morale et matérielle. Il va donc s’organiser et mettre en œuvre un extraordinaire volet social, qui ne se négociait pas à Grenelle.
En fait, les Communuards étaient devenus simplement dangereux comme l’est devenu le peuple tunisien, pas soutenu un seul instant par cette France de la complicité agissante, de la lâcheté institutionnelle, de l’esbroufe permanente. Lui aussi sera récupéré, remis dans le moule et plus encore manipulé par les « collabos » devenus des parangons de vertu, et des « opposants », ravis de pouvoir s’asseoir à la table de ses adversaires, les protégeant le plus longtemps possible. Adolphe Thiers… avait confisqué la République à celles et ceux qui voulaient l’installer sur d’autres bases.
La Tunisie a son Adolphe Thiers, puisque le premier ministre sortant, M. Ghannouchi reste à son poste et prive ainsi le Peuple de sa victoire. Si trois chefs de partis de l’opposition font leur entrée dans la nouvelle équipe, les hommes occupant les portefeuilles clés de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances ont été reconduits. Il ne restera que le parfum léger du jasmin dans la Révolution.

Cette publication a un commentaire

  1. Dehlinger Jean François

    Trè bonne analyse Jean Marie et surtout une excellente comparaison de situations à 140 ans d’écart!
    Je souhaite vivement que les tunisiens évitent, autant que faire se peut, de tomber dans ce piége et avec l’appui des opinions publiques des vrais démocrates, d’autres pays, que leur révolution et leurs aspirations ne soient pas totalement dévoyées. Ce sera sans nul doute une leçon à méditer pour la gauche française en 2012 si le verdict des urnes lui en donne l’opportunité, sachant que le pouvoir actuel a tissé une toile serrée entre ses amis, ses affidés, ses obligés ( à coup de nominations ou de breloques) et la petite partie des français qui s’enrichit en dormant!

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