Nous ne sommes plus très terre à terre

Les rapports que chaque individu entretient avec la terre dénotent, beaucoup plus que tous les discours, sa véritable nature. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de la planète dans sa globalité, mais bel et bien de la matière première du sol. Depuis maintenant plusieurs décennies, la très grande majorité des gens ne connaissent plus du tout ces sensations ancestrales reposant sur les liens vitaux tissés entre un être vivant et l’espace sur lequel il vit. Tout est fait pour que, justement, nous n’ayons plus les pieds sur la terre ou les mains dans la terre. Les revêtements en tous genres envahissent le quotidien, afin justement que nous soyons éloignés (ou protégés ?) de cette proximité, fondatrice de l’existence. Goudron, pierre, carrelage, parquet, béton, ciment, pavés… le contact devient artificiel à outrance. Plus personne n’admettrait, par exemple, qu’une famille puisse vivre dans une maison au sol en « terre battue », comme c’était encore le cas, dans certaines fermes, il y a seulement une soixantaine d’années.
Les « coches » modernes ne se hâtent plus que très, très rarement, « dans un chemin montant, sablonneux, malaisé » et si ce « malheur » leur arrive, leurs conducteurs pestent contre les salissures provoquées à leurs belles machines par la boue ou la poussière. D’ailleurs, certains adorent se prélasser sur des allées ou sur des pistes, afin justement de retrouver cette liberté de se déplacer hors des sentiers aseptisés. Ils le font sur des «vélos tout terrain », sur des motos spécialisées, des engins divers, et surtout avec ces 4×4 destructeurs, qui donnent aux conducteurs le sentiment paradoxal d’un retour à la terre, alors qu’ils s’en éloignent. En fait, il ne s’agit pour ces derniers que d’exalter une volonté de toute puissance, identique à celle qui animait les hobereaux parcourant à cheval leur propriété.
Durant des siècles, la terre nourricière avait une valeur particulière, puisqu’elle était réellement nourricière. Posséder des prés, des bois, des champs, et ne plus en connaître les limites exactes, se battre pour un bout de terrain supplémentaire, acheter, pour exister, des hectares, appartenait aux objectifs de nombreux chefs de famille. La génération des grands parents de très nombreux françaises et français retraités, avait cette obsession de la possession de biens qualifiés de « terrestres ». La génération suivante a eu celle d’édifier sur les sols des maisons, symbolisant une autre réussite, celle de la valeur immobilière. Le « pavillon » dans la campagne, avec ses « grands » espaces de pelouses plus ou moins bien entretenues, s’est imposé, à la fin du XXème siècle, comme la référence de la réussite, alors que désormais on revient, en raison du coût du foncier, à des espaces réduits et surtout au retour des jardins potagers.
Dès mon enfance, j’ai aimé cultiver « mon jardin », qui se trouvait collé au mur ensoleillé des anciens « cabinets » de l’école, proche de la mairie. A la communale, nous avions le privilège de travailler collectivement notre lopin de terre et, suprême bonheur, de faire cuisiner, le moment venu, à la cantine, notre production qui devenait un festin incomparable. Oublié ce réflexe profond qui conduisait à espérer dans le fruit de son travail, et pas nécessairement, comme c’est le cas actuellement, à aboutir à une piètre utilisation de l’espace à des fins dites ludiques, alors qu’il ne fait que le détruire.
Rien ne remplacera jamais mon bonheur, certes passéiste et réactionnaire, de pouvoir contempler un champ retourné par un laboureur, penché sur une charrue derrière un cheval vaillant et robuste. La terre retournée n’avait pas la même valeur que celle que je découvre depuis le TGV en montant vers Paris. J’ai même passé des heures à observer l’extraordinaire complexité de la mise au joug d’une paire de bœufs qui, avec une lenteur calculée, traçait un sillon profond dans cette terre grasse d’ où on extrayait les vers mis en réserve (les « boudics ») pour la pêche. C’est oublié, et c’est certainement normal, mais la monoculture extensive mécanisée, outrancièrement chimique, n’a pas encore démontré sa capacité à garantir l’avenir de l’humanité. Epuisée par cette surexploitation, la terre est dopée, à l’insu de son plein gré, pour des récoltes de plus en plus détachées de la fonction initiale des champs où elles sont effectuées. Alors parfois, il faut modestement s’emparer de « sa » terre pour entretenir l’espoir d’être un jour récompensé de son « travail-plaisir ». Le rempotage d’une plante, la mise dans un pot de fleurs d’un géranium, l’enfouissement dans un arpent travaillé de quelques graines, restent des gestes témoignant d’une foi inébranlable dans l’avenir. On ne peut pas travailler la terre avec ses mains sans se prendre pour un créateur vaniteux, espérant accomplir l’acte parfait. D’abord, le seul fait de manier, sans gants et sans artifice, la matrice de son espoir en un résultat exceptionnel, procure un profond plaisir. Ensuite, envelopper ce qui n’est qu’un germe ou un plant dans le placenta du sol devient un acte positif, mais qui ne manquera pas d’inquiéter, quand chaque jour on regardera les progrès de sa progéniture. Enfin, il faut un optimisme bienfaiteur, quand on investit du temps et de l’énergie dans l’avenir de quelque chose de vivant, quelle qu’en soit la valeur. Plus que jamais, il faut savoir « cultiver son jardin » au sens le plus concret du terme, car c’est un formidable moyen de donner une valeur à son engagement. On redevient humble, tributaire de la terre, redevable des éléments naturels, et surtout animé par l’espoir d’un résultat inutile, puisque détaché des contingences économiques et de pouvoir. Et par les temps qui courent, c’est une véritable cure de sincérité.

Cet article a 4 commentaires

  1. J.J.

    On prend difficilement conscience à quel point un jardinier (ou un cultivateur)est un tahumaturge en puissance.
    Lui même en a-t-il conscience ?

    Semer « d’un geste auguste »une graine souvent minuscule, qui va devenir au fil des jours, des semaines et des mois, un végétal à la taile souvent imposante, porteur de fruits nourrissants ou de fleurs décoratives, futurs plaisirs du palais ou des yeux, n’est-ce pas un acte magique ?

    N’est-ce pas un plaisir tout à la fois modeste et divin que de réussir dans cette entreprise ?

    Et le modeste cultivateur de se prendre à bon droit pour un prêtre de Cérès ou de la Pacha-Mama…

    Sans prôner un « retour à la terre » de sinistre mémoire, il est vrai que l’on peut trouver grand plaisir à cultiver son jardin.

  2. danye

    Cela fait grand bien même le jour de Pâques DE RETROUVER DES LIENS AVEC LA TERRE.
    Pour retrouver ses sensations éprouvées et qui ne s’oublient jamais , faut avoir eu vraiment les pieds dedans! fière de mes antécédents de fille de vrais  » paysans pauvres avec beaucoup de nostalgie de ce passé rempli d’amour ,de travail et de partage .. Je constate après plusieurs décénies que pendant 40 jours ..je surveille encore les graines de persil semées pour apercevoir une sortie de la terre lentement …lentement
    PAS BESOIN DE GANTS POUR cette communication avec notre terre nourricière …le plaisir reste intact et le mot magique est faible. Bon W.kend.

  3. Christian Coulais

    J’avais de la lecture de chroniques en retard, car nous ne jardinons pas, nous bricolons, nous, Môssieu ! Et figurez-vous qu’à fréquenter les marchands du temple du bricolage, j’ai remarqué une nouvelle cochonnerie de notre monde moderne qui doit, paraît-il, produire de moins en moins de déchets à base de pétrole.
    Notre chroniqueur l’a oublié dans son catalogue, mais la dernière mode, jusqu’à 50€ le mètre carré, c’est la fausse pelouse ! Mais attention d’ acheter celle avec des fils décolorés en brun, comme si vous l’aviez tondue vous-même !
    Eureka, clame B.H.L. !

  4. J.J.

    B.H.L. ou B.H.V. ?

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