Des mémoires qui ne flanchent pas

A-t-on vu dans l’histoire sociale un prédécesseur rendre un hommage à son successeur ? J’en doute, car il existe dans les allées du pouvoir un étrange sentiment qui avait inspiré Louis XV, c’est celui voulant qu’après moi ce soit le déluge. Il est vrai qu’il existe également le comportement inverse, avec bien des gens arrivant sur les fauteuils, qui passent leur vie à dire du mal de celui qu’ils ont remplacé. Mais probablement que la vérité est dans les deux sens. Depuis quelque temps, cette propension à dire tout haut le mal que l’on pense tout bas (et même à l’écrire) fait vendre pas mal d’ouvrages… la nostalgie sereine est passée de mode, puisque désormais, il faut révéler tout pour faire vendre.
Le plus habile dans ce domaine aura été, ces derniers jours, Roland Dumas avec son ouvrage réputé féroce avec « coups et blessures » sous-titré « 50 ans de secrets partagés avec François Mitterrand ». Un seul épisode de ce livre mémoire vaut le détour c’est l’exposé des racines de cet avocat sulfureux parlant de la mort tragique de son père résistant. Emouvant, dur, vrai, pénible, douloureux, mais fondateur d’un attachement à quelques valeurs qui surnagent, dans un parcours qui relève essentiellement des compromissions en tous genres. Roland Dumas nourrit son récit de la pitance de ce que les autres lui ont inspiré. Il balance avec une décontraction désarmante, renforcée par un sens aigu de la formule ou de l’anecdote qui tue !
Celui qui était parmi les anciens de la Convention des Institutions républicaines, pouvant tutoyer Mitterrand, a entremêlé les secrets d’alcôves ainsi que les envers d’un décor politique « peint » de bonnes intentions, mais dissimulant un théâtre de Guignol. Il se veut témoin d’une époque compliquée, dans laquelle on perdait son idéal dans les méandres politiciens permettant de conduire aux sommets du pouvoir. Tout n’était qu’affaire de réseaux qui s’entrecroisaient ou qui se repoussaient. En fait, on vit une triple vie qui ressemble aux alchimies des personnages entrant dans l’histoire derrière l’ombre de celui qu’ils servent : Casanova, Don Juan et l’abbé Dubois… Le « mélange » est explosif, mais extrêmement excitant, pour comprendre la face secrète de cet iceberg des sentiments que fut François Mitterrand. La partie immergée est parfois infiniment plus humaine que celle que l’on a pensé être la plus éblouissante. Il devient une sorte de lierre qui accompagne vers la lumière le plus bel arbre de la forêt politique, en entortillant sa vie à celle de son support. L’avocat n’a toujours vécu que par les autres ! Il le sait, et il « taille » sans vergogne, mais de manière sélective, comme s’il avait seulement la volonté de régler quelques comptes avant de partir vers le pays des « forces de l’esprit ».
A l’inverse, vient de sortir le tome 2 des mémoires de Jacques Chirac, et là on entre dans un tout autre circuit, celui des blessés dont les plaies d’honneur ne se sont jamais refermées. On apprend que, chez ces gens là, on a la rancune tenace, et que la moindre anicroche prend des allures de blessures mortelles. Jacques Chirac fut ainsi meurtri de ne pas avoir été cité dans le discours prononcé par son successeur le soir de son élection à la magistrature suprême, le 6 mai 2007. « Pour ma part, je m’abstiens de manifester la moindre réaction, écrit l’ancien maire de Paris, qui suivait ce discours à la télévision en famille, mais au fond de moi je suis touché, et je sais désormais à quoi m’en tenir. » C’était volontaire de la part de celui qui devenait le Chef de l’État français et qui a toujours eu la volonté de battre, mais aussi d’humilier, celles et ceux qui douteraient de son talent. D’apparence dérisoires, les moqueries de Nicolas Sarkozy sur la pratique ancestrale du sumo, dont Jacques Chirac est extrêmement friand, ont également du mal à passer. « Il a cru bon de dénigrer le Japon », où cette discipline est érigée en art, avance l’ex-Président, qui, à l’époque, en fait une affaire éminemment personnelle. « Réagir à cela, du moins publiquement, ne pouvait que conduire à un affrontement auquel, je persistais à le penser, il n’eût pas été digne de se prêter », confie-t-il, ajoutant plus loin : « Devais-je, dans ce cas, prendre une décision plus radicale, comme on me le conseillait ? Il m’est arrivé de m’interroger à ce sujet ». Et c’est là qu’on découvre que l’ex Ministre de l’Agriculture avait eu envie d’expédier son ministre vers « l’abattoir » des ambitieux prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Sans jamais aboutir à l’extrémité d’un limogeage, il n’est un secret pour personne, après ce bouquin, que les rapports directs entre les deux hommes furent extrêmement tendus. Il décrit un homme « nerveux, impétueux, débordant d’ambition, ne doutant de rien et surtout pas de lui-même », selon les extraits de cet ouvrage qui paraît au bon moment. Se remémorant l’épisode, douloureux, des émeutes des banlieues de 2005, il l’avoue noir sur blanc : avec Nicolas Sarkozy, « nous ne partageons pas la même vision de la France ». Qu’il se rassure, nous sommes nombreux à avoir le même sentiment, mais la différence est énorme, car lui l’a soutenu pour obtenir un semblant d ‘indulgence judiciaire.
En définitive, les Mémoires des grands hommes ne sont que des dévidoirs, d’où ils déroulent les fils ténus des souvenirs permettant de redorer le costume que l’on espère emporter dans sa tombe. Parfois, ils se font des nœuds à l’âme, les plus dangereux, car ils entament la crédibilité de celui qui prétend à la perfection.

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