L'époustouflant patchwork des misères indiennes

La misère ? Que savons-nous véritablement de la misère tant que nous ne l’avons pas rencontrée, tant qu’elle ne nous a pas collé aux trousses, tant que nous avons la triste sensation d’être misérables dans un monde de l’opulence ostentatoire ? Rien ou pas grand chose… Seulement (et encore pas souvent) une certaine gêne quand nous croisons un regard interrogateur sur le bord des sentiers de la vie. En Inde, partout il est impossible de tricher avec cette réalité des profondes différences sociales, allant de la précarité absolue installée, au cœur du monde de l’opulence. Elle vous pète à la gueule en permanence, provoquant chez celle ou celui qui se casse le nez sur ses stigmates une envie irrépressible de fuir et un envahissement par un mal être infiniment moins grave que celui auquel on fait face, mais parfois profond. La barrière de la langue constitue en effet le principal obstacle à la préhension de la réalité.

Combien de fois ai-je eu envie d’apprendre, de comprendre, de partager au-delà des explications « officielles » ou des constats beaucoup trop « évidents » pour être vrais ? Si ce n’est par le regard, il n’est pas évident d’échanger avec ces femmes ou ces enfants résignés qui ont renoncé à la « lutte des castes » pour tenter de survivre des miettes… Les unes se dissimulent sous un voile vaporeux coloré intégral, comme si justement elles ne voulaient pas communiquer avec l’étranger, et les autres déjà entrées dans l’obsession de la survie familiale, laissent traîner furtivement leurs yeux tout en poursuivant leur travail ! Que pensent-ils de ces étrangers qui arpentent leurs parcelles d’un territoire difficilement conquis face à l’appétit permanent de ceux qui sont encore plus pauvres ? Délicat de tenter une approche, quand au moindre mouvement dans les lieux sur fréquentés par les touristes, les « marchands des temples » s’accrochent à vos basques. Ils brandissent des objets identiques, proposés à des tarifs volontairement démesurés, pour amorcer un dialogue compétitif destiné à persuader le gogo qu’il fait une affaire en payant deux à trois fois le prix réel… écartant plus ou moins vigoureusement les mêmes mendiants que dans tous les pays du monde. Enfants dans les bras, les mères ou les grandes sœurs tentent d’arracher quelques roupies à ces visiteurs venus d’un autre temps ! Ils ont un art consommé de repérer les âmes sensibles auxquelles ils mettent la pression en permanence, contrairement aux vendeurs à la sauvette. Quelle attitude avoir face à cette misère institutionnelle ? Historiquement, les peuples nomades de l’Inde constituent les racines historiques de ceux de l’Europe centrale. Les Raika sont à l’origine une caste d’éleveurs du Rajasthan. Si selon la mythologie le dieu Shiva les a créés pour élever les dromadaires, ils sont aujourd’hui des éleveurs de moutons. Certains membres de cette caste choisissent d’abandonner le pastoralisme pour exercer des métiers dans les villes avec des réussites et des échecs… Ils sont alors abandonnés par leur « caste », ignorés et haïs par les autres castes se croyant plus aisées que la leur… Au plus bas de l’échelle sociale, là, sur la terre battue du quotidien, la seule obsession tourne autour du plus basique des besoins, la nourriture. On la cherche parfois sans la trouver, et si on se contente de très peu ou du jeûne, ce n’est pas pour améliorer ses karmas mais parce que l’on a échoué dans sa quête du minimum vital. Une mesure d’eau sortie de la jarre disponible devant les lieux publics suffira pour patienter jusqu’au lendemain qui sera forcément meilleur !

Dans les champs ou les prés, il manque le bonheur pour ces gamins contraints de surveiller des chèvres agiles et affamées, des vaches ayant appris que l’herbe est toujours meilleure en dehors des limites où elle vous est offerte, des dromadaires dévoreurs des branches des rares arbres du désert de Thar… La tristesse se lit parfois furtivement dans leur regard noir, avant de basculer vers des éclats plus lumineux quand ils constatent que le vôtre porte un intérêt à leur existence. Certes c’est valable sous tous les cieux, mais en Inde, la reconnaissance ne franchit que rarement les barbelés moraux des castes… Le plus précieux des biens serait pour eux le savoir, mais il est loin derrière toutes les autres préoccupations. L’école a beau être obligatoire, elle n’accueille pas les « enfants ressources » indispensables à la survie familiale. Les gosses des villes côtoient les ventres pleins des chanceux de la réincarnation. Les gosses des champs emplissent leur panse  des récoltes familiales et du lait des zébus jusqu’à ce qu’ils n’aient plus froid.

Sac blanc au dos ou brouette bricolée en mains, certains vont quérir les meilleurs déchets d’une société de consommation à laquelle ils aspirent sans jamais la tutoyer. Ils vivent, sous des abris fortune ou des tentes improvisées, sur des tas d’ordures accumulées par un vent mauvais ou des ruissellements intempestifs, avec la même facilité que d’autres sur une pelouse verdoyante. Ils récupèrent le flacon trésor mais n’ont jamais l’ivresse de la fortune. Aucun complexe, aucun regret apparent, ils glanent parmi les ordures comme le faisaient les paysans après une moisson effectuée par les plus nantis. La misère ne permet jamais de refuser un profit infime, et la richesse débute avec quelques légumes ou objets étendus sur un tissu à même le sol. Un minuscule boulot, un don inespéré, des récupérations bienvenues, un métier ancestral, suffisent parfois pour rester. L’Inde de la croissance accentue la fracture sociale pour la transformer en abîme .

Des centaines d’immeubles rutilants poussent au milieu de nulle part, en périphérie des immenses conurbations arborant fièrement les noms des plus grandes multinationales. Les cabanes d’infortune fleurissent sur les trottoirs ou en bordure des routes autrefois empruntées par d’autres caravaniers venus de lointaines contrées. Ici, grandie, enfermée, aseptisée, désinfectée dans ces tours rivalisant d’élégance architecturale, l’Inde supposée être de demain s’élève à quelques dizaines de kilomètres des centres villes lépreux ou des campagnes nourricières. La misère assumée relève de la sainteté, celle qui est subie de la fatalité, la richesse partagée de l’utopie, celle qui est indifférente de l’ incurie. Les sourires restent cependant les seules vraies marques d’espoir dans ce monde où on flambe plus ou moins efficacement le jour de sa mort, après avoir souvent simplement entretenu une fragile flamme de vie !

Cet article a 2 commentaires

  1. Nadine Bompart

    Très beau texte!!!!
    Merci!

  2. GREL Suzette

    on ne peut rester indifférent….mais on se sent profondément impuissant !

Laisser un commentaire