Quand l'ascenseur social fonctionnait… de manière normale !

 Il y a cinquante ans, je finissais une première moitié de trimestre à l’école normale d’instituteurs de la Gironde… oui je sais, un demi-siècle c’est la marque d’un esprit d’une autre époque et surtout d’une vision forcément rétrograde de la situation. Ces « vieux » qui se lamentent sur leur passé, ces « ringards » qui parlent d’une époque comme si elle avait été merveilleuse… On ne peut plus, dans un monde de la modernité, de l’innovation, de la « branchitude » (c’est de moi, pas de Ségolène Royal), de la revendication et de la condamnation sans nuances, se réfèrer au passé. « Le monde a changé (en bien?) mon bon monsieur… Certes je l’admets, mais beaucoup plus que le monde, ce sont les valeurs qui le fondent qui ont changé. Lorsqu’en 1833, Guizot décide que chaque département doit avoir un lieu de formation pour les instituteurs, il vise simplement à obtenir que, face aux élèves, on trouve des gens formés, dans un pays où le taux illettrisme était de 30 % (il serait actuellement de 7 %). Il faudra attendre 46 ans pour que le 9 août 1879 un certain Paul Bert rende la création de cette école normale laïque, séculaire et surtout obligatoire, dans tous les départements, sous la houlette des… conseils généraux !

Quand j’y arrive, on n’est dans les plus grosses promotions avec dans le château Bourran, des cohortes de 70 jeunes issus de la classe de troisième auxquels on va proposer des études gratuites jusqu’au baccalauréat (2 parties) contre un engagement décennal à servir la République. Et je dis bien à servir la République mais pas forcément à enseigner car, dans les faits, seulement une trentaine des entrants ont fini leur carrière face à des élèves dans une classe !

Ce système fonctionnait depuis des décennies et garantissait à l’État de récupérer son investissement de manière intéressante…puisqu’il avait l’assurance de trouver des femmes et des hommes formés, disponibles pour aller sur tout le territoire national. Le système « études gratuites contre participation obligatoire à la vie collective » a donné un véritable sens à l’ascenseur social. A 90 % nous étions issus en 1963 des classes populaires ou moyennes (petits commerçants de village, artisans, ouvriers, cultivateurs, employés, fonctionnaires de base…) et quand on retraçait les parcours on trouvait simplement une envie manifeste d’accéder à un emploi valorisant dès 15 ou 16 ans !

A L’école du bourg de Sadirac je fus le seul garçon à quitter la communale pour un Cours complémentaire d’où sont partis en 1963 seulement 2 élèves vers l’école normale. Rejoindre un lycée bordelais (le seul était le lycée Montaigne!) était improbable et ensuite, il fallait envisager une suite encore plus incertaine. Certes en cas d’échecs répétés au bac, les familles des normaliens devaient théoriquement rembourser le coût de la pension, sauf si on bifurquait vers un autre poste de la fonction publique. Je n’ai donc pas connu de cas de ce type. Signalons que le principe avait été aussi mis en place dans ce que l’on appelait l’école de santé navale où les médecins devaient pendant 10 ans servir l’armée. La République sécurisait son avenir et plus encore s’offrait des possibilités de garantir des réponses pour les territoires déshérités. Il n’y avait alors aucun problème d’affectation d’enseignants sur les territoires ruraux et il n’y aurait aucun problème pour les docteurs dont manquent ces mêmes espaces.

Dans des centaines de collèges en France, dans le contexte de crise actuel et face aux difficultés de financement des études supérieures, cette pratique constitue une double solution. D’abord à celle des bourses et leur contre-partie que ne doit jamais l’attributaire à la République qui les lui accorde, certes de manière insuffisante mais de manière durable. Il s’agit aussi de revenir à la notion de mérite, via le concours. Je sais pertinemment que ça fait élitiste et vieille France que de parler de concours, mais n’est-il pas envisageable dans les facultés d’assurer un travail à celles et ceux qui ont accédé via un recrutement concurrentiel à une filière… et non pas en fin de parcours ! Les écoles EDF, AIA, militaires… recrutaient de la même manière et permettaient de former les cadres ou les salariés dont ces entreprises avaient besoin.

Demain matin, 50 ans après, se retrouveront des instituteurs, des professeurs, des cadres spécialisés de l’éducation nationale, un Préfet, un directeur d’hôpital, des employés de Ministères autres que celui de l’Education nationale, des chercheurs, des… employés du privé mais tous ont conservé la marque de fabrique « École normale » : l’engagement au service de la République. Elle les avaient mis sur les escaliers de la réussite individuelle et ils ne l’ont jamais oublié. Un demi-siècle plus tard, pour des retrouvailles, la promotion 126 l’illustrera solidairement autour de deux des siens !

Cet article a 3 commentaires

  1. mlg

    Souvenirs souvenirs!!!

  2. La fin des écoles de métiers, ainsi appelait-on les unités de formation de cette ex entreprise Nationale. Fermées non pas pour cause d’échec ou de ringardise, mais pour avoir alimenté la majeure partie des états-majors des forces syndicales et sociales de l’entreprise. Le management trouvait qu’avec tant de diplômés sans emploi sur le marché du travail, le recrutement d’une main d’œuvre sans attachement particulier à l’entreprise faciliterait la privatisation. « L’esprit de l’entreprise »transmis presque toujours par des anciens de l’école essaimait et se matérialisait dans un attachement très profond aux deux institutions gaz et électricité mis en évidence lors de la grande tempête de décembre 1999. Un réseau ravagé, des millions de Français sans électricité et pour le relever des centaines de retraités reprenant les outils aux cotés de leurs collègues et des entreprises prestataires travaillant tous sans ménager ni les heures ni les efforts…
    Que pèse « l’esprit de l’entreprise » face aux dividendes des actionnaires, un bât trop contraignant qui ralenti la course vers les profits. Une force d’opposition aux techniques de sous-traitances dans les centrales nucléaires. Une opposition affirmée contre la spoliation de la nation et des petits porteurs par la privatisation honteuse des biens de l’état. Le risque d’utiliser (sans craintes) le devoir d’alerte des salariés pour dénoncer les atteintes à la sureté des installations nucléaires. La rébellion des salariés chargés d’opérer les coupures chez les démunis. Le refus de la marche forcée vers le profit au détriment des conditions de travail…
    Le risque était trop grand, il fallait détruire le creuset où se forgeait l’ancien état d’esprit, mettre à l’écart les mauvais sujets, ou les acheter (comme dans les médias*). Et oui Monsieur Darmian, l’ancien monde pétri de solidarités et autres valeurs ringardes à vécu, place au marché triomphant, à la concurrence libre et non faussée. Certains esprits mal tournés verront sans doute une analogie de causes produisant les mêmes effets sur d’autres appareils de formation.
    Bonne journée

    *cf le film les nouveaux chiens de garde de Balbastre et kergoat

  3. J.J.

    Commentaires également valables pour La Poste, ex PTT(qui n’était pas une banque et était au service des citoyens) et autres services publics.

    Ces « vieux » qui se lamentent sur leur passé, ces « ringards » qui parlent d’une époque comme si elle avait été merveilleuse…

    C’est vrai qu’elle était merveilleuse, l’époque, on était rarement sans trouver un boulot à peu près correct.
    Mais avec la guerre d’Algérie et autres tracassins, avec tout ce que ça engendrait d’incertitudes, ce n’était pas non plus la joie tous les matins….

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