"When a man loves a woman"… il le fait sur un slow

C’était vraiment une époque que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. Une époque dont ils imaginent pas un instant qu’elle ait pu exister. Une époque qui fait passer celles et ceux qui en parlent pour des vieux illuminés. Une époque qui date de plusieurs années avant… mai 68 ! C’est vous dire si c’est oublié dans bien des mémoires. Il reste parait-il des vestiges pour les sociologues qui se promèneraient, le regard en alerte dans les rues des villes accueillant une brocante. Les traces des années 60 deviennent rares et chers même s’ils ne sont pas encore classés parmi les objets des musées. Un vélo Solex poussiéreux me rappelle par exemple, quand j’en rencontre un, l’extraordinaire liberté que cet engin instable à cause de son moteur entraînant la roue avant sous le guidon, m’avait donné en 1966 ! Pourquoi ce repère dans une vie ? Tout simplement parce que le bac en poche je me suis offert les plus formidables vacances de mon adolescence sadiracaise. Celles où on se sent enfin libéré de la lourde responsabilité de ne pas décevoir ses parents et ses maîtres…et où la fureur de vivre vous tend les bras. L’été fut formidable car grâce à mon engin motorisé je pouvais écumer toutes les salles champêtres des fêtes locales. Elles étaient nombreuses puisque chaque village s’offrait un week-end de rassemblement intergénérationnel autour du fameux bal du samedi soir ! Les uns à la buvette, les autres au manège et les chercheurs d’or amoureux dans les salles obscures ou torrides.
Le rendez-vous avait ses rites. Et en 1966 tous les garçons dont j’étais, attendaient la fameuse série des slows…dans laquelle se trouvait le grand tube que le transistor distillait en permanence sur Europe N° 1 dans le cadre de « Salut les Copains » surtout écouté par les filles. Il y avait une agitation particulière sur le parquet disjoint et branlant de la piste provisoire de danse installée dans un pré un tant soit peu plat ou sur la place près de l’église. Une étrange migration s’effectuait au moment de cette danse dans le sens inverse des aiguilles d’une montre comme celle des gnous partant en file indienne vers le trou d’eau. La recherche de la cavalière solitaire repérée au milieu de copines ou sagement assise à coté de maman inquiète débutait. Un regard croisé furtivement donnait déjà une indication sur la réponse. En interrogeant de loin on pouvait anticiper sur la réponse de la partenaire du slow de la soirée. Elle avait elle-aussi son « premier choix » et simplement en détournant les yeux elle signifiait qu’elle passait son tour pour attendre le prince charmant qui n’était pas vous (c’était souvent le chanteur ou le guitariste de l’orchestre) ! Impossible cependant de faire tapisserie quand toute la piste se garnissait de couples plus ou moins enlacés ! Il fallait parfois davantage plaire à maman qu’à sa fille alors que les critères de l’une et de l’autre étaient bien différents. Fine cravate, chemise blanche à fins carreaux, coupe de cheveux impeccable et allure détendue pas trop envieuse convenait à la surveillante alors que le jean, le chemise ouverte, une abondante chevelure pouvaient avoir un effet bénéfique sur la danseuse. Si au second tour de salle il n’y avait pas eu d’accroche réelle il fallait se résigner et attendre une autre opportunité en réfléchissant aux rasons de l’échec… A la fois blessant ou logique ! En 1966 comme j’ignorais déjà les subtilités rythmiques de la valse à trois temps, du tango argentin ou du paso-doble chaloupé et que je ne me lançais pas dans l’extravagance du rock acrobatique qui scotchait la salle, je restais souvent observateur des succès des autres initiés par leur mère ou leur grande soeur. Mon talent se limitait au piétinement inspiré du slow ce qui diminuait dans une soirée singulièrement le nombre de mes entrées en piste. Quand arriva en juin puis tout l’été «  Percy Sledge et son « When a man loves a woman » je me mis à adorer l’anglais quand l’année précédente (1965) j’avais eu quelques succès sur « il y a le ciel, le soleil et la mer » de François Deguelt. Il est au ciel d’ailleurs où vient le rejoindre Percy Sledge ! Tous deux m’ont procuré tellement de beaux moments quand on échange des banalités avec une fille avec laquelle un échange de renseignements discrets avait autorisé des retrouvailles faussement inopinées. Il n’y avait rien de plus frais, de plus tendre que de tester sa séduction naissante sur un slow sucré distillé par un chanteur d’orchestre encore moins bon en prononciation anglaise que vous ! je n’aimais pas draguer mais séduire. Nuance !
En cet été 1966 quand dans la série arrivait avec « J’entends siffler le train », « Tombe la neige » et « Vous permettez monsieur » l’insouciance de la jeunesse permettait d’oublier le temps frais et pourri de juillet, la terrible vague de froid du début de l’année et plus encore le poids des regards observant votre comportement. Ceux de l’accompagnatrice surveillant la distance sécuritaire entre les corps ou la place de vos mains. Les copines délaissées ou les copains envieux mesuraient l’avancée des « opérations » surtout quand le noir se faisait et que la boule scintillante éclaboussait d’éclats lumineux la salle obscure. Être grand constituait alors un véritable handicap. Les commentaires négatifs ou positifs suivraient le lendemain ou le soir même dans chaque cercle. L’enjeu était mince : parvenir à retrouver la série de slows le dimanche après-midi avec celle qui avait accepté vos maladresses de danseur hésitant. Le bal du jour du seigneur était en effet totalement différent car les approches étaient plus complexes mais la satisfaction d’effectuer une nouvelle brève rencontre estompait le reste. Les matrones s’affichaient davantage mais j’avais l’avantage de cette fameuse première rencontre !
« When a men loves a woman » est entré dans la légende avec la disparition de celui qui, en Alabama chantait sa composition en travaillant dans les champs de ces flocons de coton aussi légers que mes souvenirs dans le vent de l’oubli ! Dommage ! Mais comme je ne vais plus piétiner dans les salles des bals oubliés du samedi soir je continuerai à vivre sur cette passion des premiers slows de séduction propres aux sixties. Tout un art de vivre puisqu’ils avaient remplacé la valse aristocratique, le tango spectacle ou la java « encanaillée ».
Jean-Marie Darmian

Cet article a 3 commentaires

  1. mlg

    Ah nostalgie quand tu nous tiens!!!!!!C’est tres tres agreable de se retrouver dans tes souvenirs!!!!!C’est un peu de notre jeunesse qui s’en va!

  2. pc

    Avec ton talent habituel tu décris cette époque mieux qu’un film.
    Mon solex de 1969 roule toujours et tous les jours…
    Au-delà des souvenirs il me reste au moins ça de cette époque bénie… ( et aussi mon bac)

  3. mlfm

    Avec l’accent s’il te plaît, celui de notre premier professeur d’anglais !!
    Marie-Laure

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