Le feuilleton des 700 ans créonnais (épisode 2)

Résumé de l’épisode précédent : une troupe arrive avec un but précis sur le site des terres proches de la puissante abbaye de La Sauve occupés par les chevriers des moines. Elle va s’installer pour plusieurs jours…et vous les retrouverez 700 ans plus tard le samedi 16 mai 2015 à 21 h

(…) L’arrivée de cavaliers, de charrettes sur le chemin de Piveteau traversant l’immense forêt entre Dordogne et Garonne constitue un événement exceptionnel.
Venez, venez vite… » lance Jean à ses compagnons de jeu. Il siffle entre ses deux doigts pour donner l’alerte . Un convoi d’une telle ampleur est extrêmement rare. La vie sur la plateau où trottent les chèvres s’arrêtent. Les animaux sont laissés à leurs paisibles occupations. Un cavalier en armes approche en éclaireur.
– Les moines sont où ?
– Là-bas! » montre du doigt Jean le plus âgé des chevriers en désignant le chemin vers l’abbaye où l’on conserve les reliques de celui qui est devenu Saint Gérard. L’éclaireur tourne bride et file en précédant semble-t-il la troupe qui arrive au carrefour et s’arrête.
Jean regarde époustouflé cet équipage qui ne peut être que celui d’un puissant seigneur. Les soldats à pied écarte les gamins. L’un des accompagnants s’avance.
Où sont vos parents ?
– Je vais les chercher !
– Nous voulons acheter une chèvre et un cochon pour le sénéchal d’Aquitaine Amaury de Craon ! Qui peut nous les vendre ?
– Je ne sais pas !
– Qu’avez-vous d’autre ?
– Rien messire ! Un mouton peut-être ? 
– D’accord. Allez chercher tout ça. Y-a-t-il de l’eau ?
– Oui là bas ! » montre Jean en désignant encontre bas du carrefour un étang qui recueille les eaux de ruissellement du plateau. La meilleure eau est en effet à une lieue aux sources du ruisseau que nous appelons La Pimpine .
– Monseigneur nous pouvons nous installer ici ! Je crois que ça ira. C’est l’endroit parfait.
Le Sénéchal donne donc l’ordre de mettre pied à terre et de dresser le camp : « Nous attendrons l’abbé ici ! »
Immédiatement la plus grande agitation règne sous les yeux ébahis des chevriers. Un véritable campement va prendre forme à coté du chêne. Jamais il n’a régné une telle animation à ce carrefour comme si brutalement une cité artificielle s’installait.
L’arrivée des adultes permet de régler les premiers besoins de cette caravane seigneuriale. Les ordres fusent : « du bois mort pour le feu ! ». « Trouvez nous trois chèvres qu’il faut. Tous les fromages et le lait disponibles, les fruits aussi. De l’eau dans les cruches rousses de Sadirac est demandée. Visiblement Amaury de Craon compte s’installer pour un bout de temps si l’on se fie aux moyens déployés.
Dans la soirée, après le retour du messager s’avance sur le chemin du petit Greley une forte délégation des moines de La Sauve. Elle est conduite par le Grand Prieur en personne et vient dialoguer avec celui qui représente Edouard II, roi d’Angleterre et Duc d’Aquitaine. Un souverain que les doctes ecclésiastiques de La Sauve savent peu recommandable.
Son règne est placé sous le signe de l’incompétence et des querelle politiques. Édouard II est, sa vie durant, plus enclin aux plaisirs de la cour et aux divertissements qu’à ses devoirs de souverain. Il est incapable de refuser les plus grandes faveurs à ses divers favoris car il affiche ostensiblement son homosexualité !
Amaury de Craon sait que la soirée risque d’être compliqué puisqu’il vient reprendre un projet de Jean de Hasting son prédécesseur : créer une ville neuve supplémentaire en Gironde afin de contrôler l’accès à Bordeaux en venant de l’Est par la verrouillage du carrefour où est installé le campement et surtout installer une ville franche laïque permettant de récupérer l’activité économique lucrative dont bénéficie depuis un siècle les moines. Une annonce qui nécessitera beaucoup de fermeté car forcément il faudra saisir le territoire nécessaire à cette installation comme ce fut déjà le cas à Blasimon ou à Molières !
Les religieux sont tenus de s’incliner devant celui qui représente le Roi. Ils le font avec méfiance et dépit. L’échange est froid. Amaury de Craon annonce au Grand Prieur qu’il est mandaté pour négocier la cession de terrain dans des délais très rapide. Si un accord n’est pas trouvé il déterminera lui-même la surface utile. Il présente le personnage clé de cette opération : l’arpenteur Albert Pinsolle. Ce dernier déplie devant la délégation d l’abbaye un plan très précis centrée autour du carrefour et sur le site où se situe le campement.
Une longue, très longue soirée s’annonce. Un repas a été préparé à cet effet. Le clairet réquisitionné à la hâte ne suffit pas à égayer la soirée.
« Mon Père, le roi, votre suzerain a décidé de cette création. Je sais que pour vous ce ne sera pas facile mais je m’engage à ce que nous restions sur une surface de 1800 acres maximum sans empiéter sur vos fermes importantes. Aucun hameau habité , aucune vigne, aucun moulin, aucune carrière, aucune église ou chapelle ne sera inclus dans la ville que je compte appeler Craon. Une charte rédigée en latin vous sera soumise et signée par sa majesté Edouard II. Nous resterons ici pour rechercher un accord mais aussi pour tracer sur le terrain les repères de la ville nouvelle. Ainsi en a décidé sa majesté  » Le ton du Sénéchal ne laisse pas de place à la contestation !
Le grand prieur reste muet. Il sait bien que rien ne sert de contester cette implantation mais il n’est pas question pour lui d’approuver cette décision.
« Que nous donnera-t-on en compensation ?
– Une somme d’argent à déterminer et toujours le droit religieux sur la ville de Craon !
– Pour l’instant vous n’avez pas notre accord.
– On s’en passera ! Vous n’avez pas bien compris mon Père c’est une volonté de votre roi et donc elle sera exécutée. Dès que possible nous mettrons en vente les parcelles et nous allons dans les prochains mois créer le marché qui sera fixé au mercredi matin afin de vous laisser le vôtre. Les nouveaux habitants paieront leur écot sur Créon et choisiront leur Prévôt qui rendra la justice au nom du Roi. Craon deviendra ainsi Prévôté royale… »
Les verres de Clairet ont bien du mal à passer dans le gosier des moines habitués à beaucoup plus de considération. Le repas s’en trouve singulièrement écourté. On se sépare avant la nuit avec un engagement de se revoir prochainement. En fait la cause est entendu puisque quelques mois plus tard La charte du 1er juin 1315, authentifiée par la Cour ducale de Bordeaux le 9 mars 1316, et par un édit de Westminster du 18 mai 1316, signé du cabinet du roi Édouard II d’Angleterre, fonde la bastide de Craon qui deviendra, accent anglais oblige, celle de Créon !
Amaury III de Craon passe ainsi à la postérité contrairement à tous sa lignée et meurt en 1325 sans jamais revenir entre Garonne et Dordogne. Edouard II lui sera destitué en 1327 par ses barons lassés de ses frasques et de son incompétence.
L’arpenteur tracera dès le début 1315, sous la protection des soldats anglais, sur le sol des moines, avec des bâtons de coudrier muni d’un bout de chiffon un cercle de 800 pieds de rayon en partant du carrefour. Il délimitera rigoureusement des lots de 20 pieds de largeur et de de profondeur. Une place carrée de 200 pieds est réservée au centre de la ville et le plan orthogonal parfaitement délimité.
Jean le jeune chevrier assiste avec ces amis à cette naissance dont il ne comprend pas toutes les conséquences sauf qu’elle génère une vraie diminution de l’espace dédié aux animaux. Il viendra bientôt vendre le lait caillé de ses chèvres au marché, il verra monter la halle, il sera appeler avec son père pour creuser le fossé collecteur des eaux usées et installer la palissade de bois ! Il n’ira plus à la messe à La sauve car après des années de lutte une église en bois sera construite et un curé nommé avec l’accord du Sénéchal d’Aquitaine.
Les moines ne digéreront jamais ce repas de 1314 et entameront près d’un demi-siècle de procès afin de faire annuler la naissance de la ville bastide qui allait lentement les conduire au déclin. l’économie avait balayé le spirituel et le politique avait vaincu le religieux. étrange modernité vieille de 7 siècles

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