L'Histoire ne peut pas se passer des histoires

Il y a maintenant près de 40 ans, durant les vacances scolaires, les adeptes de la Pédagogie Freinet se formaient sur leur temps de loisirs à « l’étude du milieu ». Il s’agissait pour les instituteurs convaincus de se mettre dans la situation des élèves pour découvrir toutes les richesses du lieu dans lequel ils vivaient. Un triple souci : l’acquisition de connaissances concrètes, la valorisation de la proximité et surtout l’appartenance pour chaque enfant à un environnement diversifié recelant des « trésors » d’apprentissages durables. L’Histoire de France partait toujours du local dans lequel, à travers les destins les plus simples elle existait vraiment. Aucun parcours, aucun patrimoine, aucun destin n’a pas d’une manière ou d’une autre subi, construit ou vécu ces grands événements dont étaient rempli les pages des manuels scolaires.
Toutes les dictatures, tous les ennemis de la démocratie, tous les analystes pédants s’arrangent pour éradiquer la place des gens les plus humbles parcelles infimes mais essentielles des peuples afin d’asseoir leur autorité sur de pseudos vérités. On triture depuis toujours l’Histoire. On écrit des légendes. On bâtit des monuments totalement factices. On explique doctement que ce sont les « grands » qui influent sur le parcours des sociétés. En fait ils s’arrangent tous pour que la population diverse le pense et se persuade sur l’instant de son inutilité dans le parcours du monde. Il existe partout autour de nous ds traces du passé permettant pourtant de parfaitement apprécier la vérité historique. Le problème c’est que l’on essaie par tous les moyens de ressasser aux enfants que tout s’est fait sans les plus humbles et qu’ils ne doivent pas chercher dans leur quotidien cette part du passé qui leur permettrait de vérifier que les désastres ou les réussites peuvent être prévenus ou combattus.
J’ai toujours conservé une passion venue de cette pédagogie pour la vie des villages, des femmes et des hommes qui les ont construits, fait vivre et qui parfois les ont défendus avec acharnement ou conviction. Je n’aime que l’histoire simple, profonde, sincère et parfois riche des acteurs du quotidien. Fouilleurs d’archives avec un regard ému sur les vies se cachant derrière des mots j’ai un goût immodéré pour l’anecdote ayant une dimension significative sur une époque ou un fait ! La splendide beauté d’une écriture manuscrite, le style merveilleux des caractères d’imprimerie blessant un papier épais, un courrier personnel ou une enveloppe oubliée… restent des sources incroyables de réflexion sur le temps écoulé ! L’odeur est enivrante car elle porte en elle les traces de ce passé auquel ont participé volontairement ou à l’insu de son plein gré des gens ne songeant jamais qu’ils appartiennent eux-aussi à la grande histoire.
Sans y voir un quelconque comportement nécrophile j’aime bien me promener dans les plus petits cimetières, les plus lointains, les plus oubliés pour y lire les noms sur les pierres tombales et les messages laissés. Un patronyme familial révèle une origine, des racines, une identité culturelle et le moindre détail permet d’imaginer ce que furent des parcours empruntés au temps. La vraie humanité se situe loin des poncifs et des images toutes faites. On trouve de vraies vies sur les autels de la mémoire et avec un brin de doute on peut en rechercher le sens. On a même souvent multiplié dans les cités les plaques, les repères, les signes afin que les passants soient interpellés sur un temps fort d’un destin. Les « passants qui passent » se moquent pas mal de ces incitations à comprendre puisque l’Histoire s’est jouée ailleurs selon les spécialistes.
En fêtant ses 700 ans d’existence officielle la ville neuve du Moyen-Age de Créon a accompli grâce à ses élus, à près de 200 bénévoles, à une volonté collective une formidable œuvre pédagogique largement plus efficace que tous les paragraphes dans les instructions officielles du Ministère. Des centaines de spectateurs de tous les âges ont vu défiler 7 siècles de ce qui n’est pas leur histoire mais notre histoire. Rien n’existe de manière certaine dans une fresque populaire choquante par bien des aspects pour les puristes soucieux du strict respect de ce qu’ils pensent être la vérité du détail. Cette interpénétration entre la nation et le local, entre le politique et l’économique, entre les destins individuels et la destinée collective, les larmes et le rire, la haine et la tolérance, la peine et la facilité, la futilité et la gravité, portée par des citoyennes et des citoyens engagés bénévoles au service de la transmission du passé avait quelque chose de profondément émouvant pour un vieil instituteur porté par ses souvenirs.
J’aurais encore voulu que l’on puisse conter encore tant et tant de moments de ces siècles dont je connais finalement encore trop peu. Tous les peuples mythifient leur histoire afin de se réchauffer. Créon a désormais un peu plus chaud au cœur grâce à des enfants, des femmes et des hommes qui se sont emparés de ce qui n’était parfois même pas leur passé mais certainement le nôtre !

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