L'été permettait d'apprendre la vraie vie

On n’appelait pas encore ça des jobs d’été et aucun forum n’était organisé pour que l’on puisse trouver à 14 ans révolus une opportunité de gratter quelques francs durant les vacances scolaires estivales. Pas question non plus de stage ou de vacations : des mots que le Petit Larousse conservait dans sa panse de savoir mais que la société d’alors méconnaissait totalement. Les règles administratives n’existaient guère en matière d’emplois saisonniers quand il fallait récupérer des bras pour rentrer au plus vite les foins, effeuiller méthodiquement les pieds de tabac, les couper afin de les suspendre dans le séchoir ou aller vers les autres dans divers rôles. L’aseptisation sociale, le culte du risque zéro, la profusion de codes certes protecteurs mais aussi parfois castrateurs du libre arbitre font que les jeunes ont de plus en plus de mal à se procurer maintenant le travail provisoire qui leur permettrait de faire quelques extras dans leur future année scolaire. Mieux la concurrence sur le marché de l’emploi est telle que de moins en moins d’opportunités existent et que là aussi les difficultés existent !
Il y a plus d’un demi-siècle rien, absolument rien n’empêchait à 15 ans de bosser dans tous les secteurs ayant besoin de main d’œuvre décidée, appliquée et volontaire  Certes le paiement n’était pas toujours à la hauteur des incitations légales d’ailleurs quasiment inexistantes mais le plaisir de récupérer le soir ou en fin de semaine quelques billets de la main à la main était exceptionnel. On ne parlait surtout pas de salaire mais d’une « pièce » ou d’une « récompense » pour un soutien dans une activité d’ailleurs souvent éprouvante.
J’ai tout fait ou presque dans le village de Sadirac durant ces vacances et d’ailleurs je pense que pas une seule année depuis 1962 je n’ai pas « travaillé » durant l’été comme si pour moi le mot vacances rimait avec indépendance! Cette multitude de postes, de boulots, de vrais responsabilités ont constitué la plus riche des expériences. Sans avoir une vision maoïste des relations entre l’obligation du travail manuel et de la vie intellectuelle dès le plus jeune âge donne des atouts considérables dans une vie professionnelle ultérieure au périmètre souvent restreint. J’ai deux souvenirs qui me réchauffent l’esprit.
J’ai été facteur remplaçant en juillet assumant une tournée quotidienne d’une dizaine de kilomètres avec un vélo ne me permettant pas malgré tout mon enthousiasme d’imiter Anquetil mon idole d’alors ! Des moments exceptionnels m’attendaient puisque parmi les missions il y avait celle d’apporter les règlements en espèces des remboursements de sécurité sociale, le paiement des mandats ou même exceptionnellement le versement d’une pension. Dans une sacoche en cuir reliée par une chainette au vélo étaient rangées soigneusement les billets et la monnaie avec un tampon encreur permettant de relever sur une feuille prévue à cet effet l’empreinte de chaque boite aux lettres publique du parcours. Des maisons aux portes laissées ouvertes dans les hameaux avec un verre et une chopine sur la table au cas où j’aurais eu une défaillance énergétique… le reliquat de la monnaie laissé généreusement par des gens n’ayant pourtant pas un sou vaillant devant eux, le partage avec le « petit », le « jeunot » des nouvelles que je répercutais d’un hameau à l’autre sur la santé, sur la récolte, sur les moments heureux ou malheureux : un bain de vrai peuple quotidien durant un périple de 6 à 7 heures de pédalage qui me vaut encore des commentaires de plus en plus rares ! J’ai en mémoire chaque image de ce voyage quotidien avec une anecdote à chaque porte, à chaque maison, à caque champ où il fallait au passage commenter le dépôt effectué sur la table de la cuisine ou dans le contrevent cabané ! J’ai admis que les quolibets sur le fameux « Petit Travail Tranquille » (PTT) n’avait aucun fondement.
Manier la pelle dans la poterie des frères Duverneuil pour charger la glaise aux veines bleues spécifique aux carrières sadiracaises dans le broyeur destiné à la transformer en boudin lisse et grisâtre constituait la meilleur préparation physique pour les activités sportives de la rentrée. Un travail de forçat tant chaque pelletée demandait un effort épuisant. La terre humidifiée devenait en effet collante et il fallait à la force des bras arracher la pitance pour machine à la gueule ouverte et sans cesse affamée. Avec un fil à couper le mélange devenu du beurre on préparait des centaines de « doses » cylindriques et lisses pour la fabrication automatique grâce à un moule soigneusement huilé, des pots de fleurs de différentes taille. Un travail à la chaîne sur une série d’engins avec courroies de cuir ou de tissus tressés, de poulies agencées par le plus prodigieux des artisans que l’on puisse rencontrer : André Duverneuil qui demeure à 86 ans un extraordinaire inventeur autodidacte. Ayant quitté l’école avec moins que le minimum il est d’une inventivité technologique sans borne. Rien ne lui résiste et il trouve une solution à tout. Créant ses propres machines, initiant des procédés uniques, améliorant des chaînes de fabrication uniques il possède également un talent artistique qui m’a toujours impressionné. Avec un tout et une motte de terre Dédé peut encore faire naître comme par magie n’importe quel objet ! Un homme exceptionnel auprès duquel j’ai appris la modestie, moi le futur instituteur pas capable de transporter sur l’épaule une fournée de pots sans en casser une partie ! Il m’a permis de comprendre et d’admettre que les bancs de l’école ne sont pas ceux de la réussite, la vraie celle qui se forge par le talent et la passion. C’est à ce travail ardu de manœuvre que s’est forgé mon respect, mon estime sincère pour ces artisans de tous les pays qui savent transformer un « rien » en richesse ! J’ai conservé une admiration sans borne pour Dédé… le potier sadiracais et pour tous ses gens formidables de simplicité, de gentillesse, d’inventivité par nécessité qui m’ont inculqué chaque été ce que je n’aurai jamais rencontré dans mes études.
Plus que les 100 francs mensuels que j’ai gagnés alors, tous ces gens m’ont donné les germes du bonheur qui m’anime au milieu des autres ! Sans ces étés au boulot que j’ai sans cesse renouvelés je ne saurais pas ce que je sais de la vraie vie !

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