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Mercredi le jour où je me mets avec plaisir en marché !

Depuis plus de 7 siècles, si on en croit la charte de paréage de la ville neuve du Moyen-Age dénommée « bastide » de Craon devenue Créon, il existe un marché hebdomadaire le mercredi. Les urbanistes de cette époque réputée « arriérée » alors que par de nombreux cotés elle fut très novatrice avaient largement conçu la ville moderne dont notre époque aurait grand besoin. Ils savaient par exemple qu’un lien de proximité devait absolument être développé entre la « production » et la « consommation » avec le moins d’intermédiaire possible.
En offrant aux habitants de leur cité créée ex-nihilo le logement, le droit au commerce et la terre nécessaire à l’agriculture, ils inventaient ce que nous nommons pompeusement les circuits courts de distribution. Pour eux il fallait aménager des espaces publics « privatisables » à ces pratiques inédites. La construction d’une halle au cœur même de la partie habitée, l’aménagement d’une vaste place centrale destinée à recevoir les activités sociales et économiques, les couverts protégeant la clientèle et le principe d’une taxe sur la valeur ajoutée des produits venant de l’extérieur pour être commercialisés les jours de « marché » constituaient des décisions avant-gardistes qui ont été oubliées au fil des siècles. Seul, à Créon, le rendez-vous commercial du mercredi a subsisté puisque la halle a été rasée ! C’est l’un des plus attractifs et vivants de Gironde pour celles et ceux qui ne veulent plus subir la contrainte d’une société de consommation banalisée, aseptisée et codifiée.
J’aime seulement me promener dans le marché. C’est mon bonheur dès que la vie publique me laisse une matinée entière à perdre mon temps. Depuis maintenant plus de 60 ans j’ai vu évoluer ce rendez-vous de la bonne chère, de la fraîcheur, de l’échange mais plus encore du partage. Même si je ne suis qu’un chaland sans aucune intention d’acheter (cette tâche appartient à la liberté de mon épouse) je vis avec avidité cette matinée me conduisant à la même table du café « Les copains » où si je ne refais pas le monde j’échange sur ses travers ou ses faces cachées. Le trajet de la maison à cette terrasse désormais étalée sur le parvis de ce qui a toujours été la maison commune, me permet de me gaver de gentillesses, de sourires, de mots simples qui me rappellent qu’il ne faut pas y venir de temps à autres pour distribuer des tracts inutiles et des paroles abstraites. rien ne remplace la poignée de main ou la bise pour se reconnaître et se parler comme le veut la tradition au carrefour clé et historique de l’église.
Le marché de Créon est en effet celui de la proximité, des habitué(e)s, de la sérénité, de la diversité mais plus que tout autre celui de la rencontre partagée ou le mot échange prend sa valeur.
A la même heure avec une ponctualité vérifiable, les mêmes clients(e)s parcourent telles des fourmis pressées les rues conduisant à leur même marchand parfois depuis des années. Certain(e)s d’entre eux arrivent dès l’ouverture et achètent systématiquement les mêmes produits et les mêmes quantités quand d’autres passent du temps à rechercher les meilleurs affaires et à pratiquer des achats sélectifs rendus possibles par justement la multiplicité de l’offre. Il n’y a pas de plus agréable et de plus rentable grande surface de vente qu’un marché historique fort d’une centaine d’étals colorés, odorants, créatifs, un peu bordéliques, diversifiés qui se méritent par la curiosité, l’analyse intelligente et surtout la volonté de ne pas se fier qu’aux apparences que l’on porte en soi ! En fait la qualité, la disponibilité et la sincérité du vendeur lui assurent la fidélité hebdomadaire et c’est le seul critère du choix.
Me promener pour échanger avec ces commerçants qui parfois m’ont accompagné, m’ont critiqué, m’ont soutenu, m’ont combattu et dialoguer sur leurs appréciations de la société, sur leurs produits, sur leur savoir-faire, sur leurs réussites ou leurs doutes donne la température sociale de manière encore plus précise que les sondages. Demander un conseil au poissonnier sur la marée de la semaine ; dénicher des légumes oubliés vous ramenant sur votre enfance ; observer tendrement les enfants découvrant les poules ou les lapins vivant ; accepter discrètement une sanguette interdite à la vente par des règlements abstraits ; humer le fumet de plats cuisinés venus d’ailleurs ; se procurer des oreilles de cochons roulées devant la moue dubitative des clientes de la file ; goûter au passage un vraie fraise plus gorgée de soleil que d’engrais ; écouter les commentaires de ces consommateurs … et pour finir ceux des estivants éberlués ou conquis ; s’asseoir au soleil, au milieu des autres, pour un café ou un verre de rosé frais donnent un sens au temps perdu de votre matinée. Elle est décapée de toutes les scories de cette époque des caisses automatiques, des rayons « néonisés », des promotions insensées, des parcours anonymes dans des allées stéréotypées. Un marché vit. Un supermarché emprisonne.
Tout au long du mercredi matin celui de Créon offre un visage différent. Discret, silencieux, inquiet au lever du jour il s’éveille au fil des heures pour finir par éclabousser de vie. Il se pare de sa diversité vers onze heures et s’éteint lentement à l’heure du déjeuner. Le cycle est immuable comme le sont les commentaires des commerçants rarement satisfaits de leur chiffre d’affaires ou des acheteurs pestant contre les difficultés de stationnement. Et dire que ça n’a probablement pas changé depuis 1315 !

Cet article a 5 commentaires

  1. François

    Bonjour !
    En paraphrasant Monsieur Blaise Pascal, on pourrait dire:
    « Si tous nos énarques et autres grands élus du suffrage universel pouvaient visiter et écouté INCOGNITO un voire deux marchés par mois, la face du pays en serait sûrement changée. »
    Mais ces gens au cerveau style « petit pois extra fin » ne peuvent point s’abaisser à descendre de leur trône … aussi vaporeux qu’éphémère.
    Cordialement.

  2. vons

    @François ! C’est bien vrai çà comme disait la mère Denis. Cette oligarchie d’incapables ferait bien, en effet, de revenir sur terre pour écouter les difficultés exprimées par ceux qui triment pour survivre. Certains d’entre eux pourraient constater qu’un pain au chocolat, une chocolatine, ne coûte pas 15 centimes, que les carottes et les cacahuètes poussent dans la terre, que les patates douces courent sur le sol, etc…
    Mais que demander à ceux qui ne connaissent pas le mot privation à part utiliser un bulletin de vote pour qu’ils partent…
    Que vivent longtemps ces marchés où nous avons le plaisir de nous retrouver !

  3. bernadette

    Bonjour,

    Lorsque je vais au marché c’est pour acheter des plants (salades,poireaux, tomates etc….)

    Sur le marché de mon enfance, jadis on y trouvait des tissus. Avec un petit métrage il était facile de confectionner un vêtement.

    Les habitudes d’achat ont changé, dommage !

    Bien cordialement

  4. bernadette

    Si le marché de Créon existe depuis 7 siècles, il serait intéressant de connaître les habitudes de consommation durant ces 7 siècles.

  5. J.J.

    Notre maître en 8°(CM1) nous avait fait apprendre ce beau poème d’Albert Samain (aux Flancs du Vase) . C’est peut-être un peu démodé, mais je m’en suis toujours souvenu.

    Le marché
    Sur la petite place, au lever de l’aurore,
    Le marché rit joyeux, bruyant, multicolore,
    Pêle-mêle étalant sur ses tréteaux boiteux
    Ses fromages, ses fruits, son miel, ses paniers d’œufs,
    Et, sur la dalle où coule une eau toujours nouvelle,
    Ses poissons d’argent clair, qu’une âpre odeur révèle.
    Mylène, sa petite Alidé par la main,
    Dans la foule se fraie avec peine un chemin,
    S’attarde à chaque étal, va, vient, revient, s’arrête,
    Aux appels trop pressants parfois tourne la tête,
    Soupèse quelque fruit, marchande les primeurs
    Ou s’éloigne au milieu d’insolentes clameurs.
    L’enfant la suit, heureuse ; elle adore la foule,
    Les cris, les grognements, le vent frais, l’eau qui coule,
    L’auberge au seuil bruyant, les petits ânes gris,
    Et le pavé jonché partout de verts débris.
    Mylène a fait son choix de fruits et de légumes ;
    Elle ajoute un canard vivant aux belles plumes !
    Alidé bat des mains, quand, pour la contenter,
    La mère donne enfin son panier à porter.
    La charge fait plier son bras, mais déjà fière,
    L’enfant part sans rien dire et se cambre en arrière,
    Pendant que le canard, discordant prisonnier,
    Crie et passe un bec jaune aux treilles du panier.

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