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La main mise de l’énarchie sur un pouvoir inexpérimenté

Depuis plusieurs décennies la meilleure manière d’accéder au pouvoir passe par l’École Nationale de l’Administration (ENA). On a fortement critiqué les oligarchies communistes mais nous avons créé en France une énarchie élitiste. Loin de moi l’idée de nier les mérites de celles et ceux qui ont eu les ressources intellectuelles nécessaires pour répondre aux exigences du « moule » de l’élite de la fonction publique républicaine. Comme pour tous les concours ne reposant pas uniquement sur la connaissance mais aussi sur la capacité d’adaptation les postulant(e)s ont en effet besoin de connaître les « codes » pour se faufiler parmi les heureux élu(e)s. Ils bénéficieront ensuite de la formation adaptée pour remplir les fonctions que ne remplissent plus au niveau central les femmes et les hommes de la démocratie représentative. Les énarques possèdent en effet un savoir indispensable pour se mouvoir au milieu d’un maquis épouvantable complexe des processus de l’exercice du pouvoir.
Ils ont su à cet égard se rendre indispensables grâce à une stratégie simple : complexifier au maximum les moindres modalités de gouvernement de telle manière qu’ils soient les seuls capables de les décoder, de les transformer et de les appliquer. Cette élite constituée en réseau cumule absolument tous les leviers de l’action publique. Depuis l’arrivée de l’un de ses membres à la tête de l’Etat elle a largement pris le contrôle du pays… et s’est durablement installée à tous les niveaux. Profitant d’une arrivée massive dans l’enceinte législative (et le non cumul des mandats vanté comme une mesure démocratique exceptionnelle) d’élu(e)s dénués de toute expérience de la confrontation avec la puissance technocratique a renforcé l’expansion de cette dernière. Jamais l’énarchie n’a eu une telle liberté en l’absence de personnalités fortes, convaincues, confiantes dans le rôle et la fonction élective.
Soumis à la caste qui les a fait élire, dénués de tout recul sur les conséquences de leurs décisions, peu rompus à résister à cette pression (contrairement à beaucoup des sénatrices et des sénateurs) les député(e)s endossent désormais l’impopularité de leur Président. Nous en sommes arrivés au cours de cette année à vraie déliquescence du pouvoir politique ayant permis de concentrer tous les pouvoirs entre les mains des conseiller(e)s élyséen(ne)s ou plus certainement entre celles des puissants hauts fonctionnaires de Bercy ! Ce basculement a conduit une prise de conscience imprévue d’une opinion lassée de la vacuité de ses représentant(e)s dans lesquels elle avait placé des espoirs de changement qui ne se sont pas concrétisés dans le sens attendu.
Une sensation d’abandon, d’injustice, de révolte confuse contre cette gouvernance imposée de manière inhumaine ou désocialisée a été vite exploitée par des extrêmes devenus crédibles par leur opposition ancienne ou récente à cette technocratie occupant une place croissante depuis dix-huit mois ! La contestation comme l’écrit Gilles Savary dont je partage totalement l’analyse dans un éditorial de l’Opinion en date du 24 décembre est « au delà d’une révolte fiscale, c’est l’appropriation du pouvoir politique par une petite caste d’énarques initialement voués à le servir, et l’asservissement des partis à leurs carrières insatiables qui fonde la crise de représentation qui s’exprime aujourd’hui dans la rue. Le pire serait que pour reconduire cette éviction du peuple du champ politique on lui concède les mirages dangereux du referendum ».
Durant les premières décennies de la V° République on a largement reproché à la représentation nationale d’être l’émanation du corps enseignant au sens large. A l’étage local beaucoup d’entre eux (elles) sont des promotions de gauche de 1977 puis 83 qui ont préparé de la meilleure des façons l’arrivée de François Mitterrand par la qualité de leur gestion et surtout la mis en œuvre quelques années plus tard de la décentralisation. Ils (elles) avaient été formées pour bon nombre d’entre eux à l’ENI c’est à dire aux antipodes de l’ENA. Dans les Écoles Normales d’Instituteur(trice)s (ENI), creusets de la philosophie républicaine, ils avaient appris qu’ils (elles) devaient tout au peuple et à la République avec laquelle ils (elles) avaient d’ailleurs signé un engagement à servir durant dix ans ! Nul privilège ! Nul strapontin vers le pouvoir ! Nu autre revendication que celle de tenter d’instruire ou pour les plus ambitieux d’éduquer.
Simplement par leur action syndicaliste, mutualiste, associative, d’éducation populaire; leur travail social de terrain; leur engagement concret sur des valeurs qu’ils avaient apprises et qu’ils pratiquaient (solidarité, laïcité, fraternité, égalité, respect) il ont souvent obtenu la « récompense » d’entrer dans le cercle de la vie publique dans les communes ou les départements. François Mitterrand avait soigneusement dilué  « l’énarchie » dont il avait besoin avec les porteurs(teuse)s de cette notion de proximité exigeante mais rassurante qui jugulait le populisme. Tous ces liens ont été distendus puis ont totalement disparus. Ils n’existent plus et il sera impossible de les renouer dans un proche avenir. Je crains même en cette fin 2018 que je sois l’un des représentants de cette armée de hussards porteurs dangereux de sévères défauts d’une autre époque : moralisateur, pédagogue, révolté, critique et donc souvent solitaire.

Cet article a 11 commentaires

  1. J.J.

    Beaucoup d’analogie entre 2018 et 1789, début de la Grand Révolution : les enarques et autres technocrates ont remplacé la pseudo noblesse et les fermiers généraux.

    Analogie également dans un macabre simulacre, mais qui devrait donner à réfléchir au petit élève des jésuites.
    Quant aux supposés crypto-émissaires de l’Élysée, voilà encore une péripétie qui ne va pas arranger les affaires en cours…

  2. alain

    bonjour Jean Marie
    il suffit de lire « la Caste » de Laurent Mauduit
    il y a tous les détails , les noms et les dates
    la façon insidieuse dont ils ont placé leurs pions dans toutes les sté nationales et privées pour créer une oligarchie!
    jusqu’à amener leur pion principal pour en faire le roi
    une fois la ils ont détruit les couches intermédiaire et ce qui devait arriver est arrivé
    la révolte sans partis, sans syndicats sans moyen de la manipuler
    les gilets jaunes éclatent leur ras le bol
    c est samedi
    alors on va aller visiter Bordeaux……
    bonne fin d ‘année à toutes et à tous

  3. Rocky

    Macron n’est pas le premier président de la Vème issus de l’ENA, loin de là. Giscard, Chirac et Hollande en viennent également … Sans parler de Ségolène, Rocard, Jospin, Juppé, Balladur, Fabius, Villepin, Philippe, De Villiers, ou Chevènement …

  4. faconjf

    Bonjour,
    faut-il « bruler » l’ENA ? une question que se posent beaucoup d’observateurs de la vie publique. Depuis sa création par l’ordonnance du 9 octobre 1945 créant l’ENA stipule qu’elle s’efforcera de développer chez les élèves « le sentiment des hauts devoirs que la fonction publique entraîne et les moyens de bien les remplir ».
    Cette formule de Michel Debré est toujours valable. L’ENA a formé environ cinq mille fonctionnaires depuis sa création et l’on a toujours besoin de ce niveau de responsabilité intermédiaire. Ce qui manque en revanche, dans la formation, c’est une réflexion de fond sur le rôle de l’État. Doit-il protéger, gérer, organiser, tout régenter ? Soixante-treize ans après la création de l’école, pourquoi l’État est-il à ce point rejeté par l’opinion publique ? L’« énarchie » creuset de formation des élites politiques incarne toutes les défaillances de l’État . Et pourtant seulement 1 % des énarques ont des mandats électifs nationaux ; 5 %, des mandats régionaux et locaux. Mais tous les hommes politiques sont entourés d’énarques. La tendance naturelle d’un fonctionnaire ou d’un bureaucrate est de glisser sous le tapis tout ce qui implique une prise de risque. Le principe majeur de management dans les rouages de l’État c’est la méthode PIPE ( Pas d’Initiative Pas d’Emmerdes ). La plupart de ceux qui intègrent l’ENA sont pourtant enthousiastes à l’idée de mettre la main sur les manettes et de faire bouger les choses. L’école va les convaincre qu’ils ne sont pas là pour changer les choses mais pour gérer le quotidien, éviter des drames et faire au mieux avec le peu de ressources dont dispose l’État. Elle n’encourage pas à développer une réflexion critique. Allez convaincre ensuite un ministre ou un politique de changer de direction…
    Peut-on se passer de l’ENA ? Le Fast Stream anglais permet à des titulaires de doctorat en mathématiques ou en ethnologie d’accéder aux postes de la haute fonction publique. Ils sont ensuite formés au travail en équipe, au choix des bons experts à consulter, à l’utilisation du numérique, etc. Les Allemands recrutent également leurs hauts fonctionnaires à l’université. Et on ne peut pas dire que ces modèles marchent moins bien que le nôtre…
    Adeline Baldacchino, dans son essai La Ferme des énarques, l’ancienne élève de la promotion Willy Brandt (2009), aujourd’hui magistrate à la Cour des comptes, souligne l’inadéquation de l’École nationale d’administration aux nouveaux enjeux du monde contemporain. Et pointe la responsabilité des élites dans la défiance croissante à l’égard des institutions politiques et administratives. Elle considère que la montée du populisme est une conséquence des renoncements et évitements des obstacles par les élites. « Faire des promesses que l’on sait intenables est le meilleur moyen de décrédibiliser l’action publique et d’encourager le vote extrême. Proclamer par exemple que l’on va inverser la courbe du chômage à un horizon proche quand tous les indices montrent qu’on n’y parviendra pas est une faute grave. Multiplier ces déclarations incantatoires pour des raisons de communication politique est dangereux. Et dire que l’on ne peut pas agir parce qu’on est prisonniers des normes européennes ou de la mondialisation, c’est oublier que ces normes ont été votées et portées devant des Parlements. Par une forme d’autocensure largement intégrée pendant la formation reçue à l’ENA, on préfère être conciliant et flou sur la croissance durable, la défense de l’environnement, le droit du travail et la flexibilité.
    Le dégagisme ne peut que croître en exploitant la critique des élites. »
    Une critique pourtant bien méritée.
    Salutations républicaines

  5. Philippe LABANSAT

    Un des problèmes de fond du pays de Montesquieu est, plus que de violer la séparation des pouvoirs, confondre les pouvoirs et surtout les fondre en un seul : l’exécutif.
    Cette tare est reproduite dans toutes les structures du pays. Bien sûr, les instances politiques, notre constitution en étant une synthèse caricaturale.
    Mais, ce qui grave, c’est que cette tare a déteint sur les syndicats et jusqu’aux associations, contaminant la grande majorité des citoyens.
    Pas d’ambiguité pourtant dans le vocabulaire :
    – le judiciaire juge ;
    – le législatif reçoit mandat du peuple pour légiférer ;
    – l’exécutif exécute et n’a pas d’autre fonction que de mettre en œuvre les décisions du législatif.
    Mais, abusivement, dans notre pays, l’exécutif est tout (Dieu, Jupiter, etc.).
    L’ENA, le bras armé de l’exécutif, est aujourd’hui devenue l’incarnation de l’exécutif.
    Arrêtons de nous gargariser du mot de « démocratie », cela ne trompe pas grand monde (surtout pas les gilets jaunes). Travaillons plutôt à redonner à chaque pouvoir sa place et sa fonction. Notre pays ferait là un grand pas dans le bon sens…

    1. J.J.

      Philippe Labansat : « Mais, abusivement, dans notre pays, l’exécutif est tout (Dieu, Jupiter, etc.). »

      Voilà un excellent argument pour les partisans d’une nouvelle constitution qui donnerait un réel pouvoir législatif à ses représentants, et laisserait l’exécutif tout le loisir d' »exécuter ».
      La cinquième, comme chacun sait, avait été taillée à la mesure du Général, ce qui ne l’a pas empêché de se faire virer, nous permettant ainsi de changer notre cheval borgne pour un aveugle.

      « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées ».
      9 nivôse 227

  6. Bernadette

    @Philippe Labansat.
    La démocratie n’existe pas et n’a jamais existé dans notre région et dans notre pays.
    L’entreprise dispose de temps pour faire des heures mensuelles d’informations syndicales c’est une bonne chose mais les cahiers de revendications n’existent pas et c’est bien dommage.
    Notre pays a besoin de se démocratiser et les gilets jaunes ont instituer ces fameux cahiers de doléances.
    Serait il possible de voir le fonctionnement de ces cahiers de doléances dans chaque commune avant que l’Etat suprime ces 10000 communes ?
    Bonnes fêtes de fin d’année et en 2019.

  7. faconjf

    L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 se réfère également à cette théorie en disposant que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». La séparation des pouvoirs apparaît ainsi comme le corollaire indispensable de la protection des droits naturels de l’homme : le contrôle mutuel qu’exercent les trois pouvoirs les uns envers les autres préserve l’individu des atteintes à ses droits fondamentaux. Dans le même temps, la séparation des pouvoirs constitue un obstacle au despotisme et à la tentation du pouvoir personnel, puisqu’ aucune personne ne peut concentrer entre ses mains la totalité des attributs de la souveraineté. Il se trouve que notre pays a fortement dérivé des principes de base. La stricte séparation des pouvoirs conduit à l’immobilisme tel fut le cas en France sous le Directoire (1795-1799) et sous la IIe République (1848-1851), où le conflit entre l’exécutif et le législatif s’est à chaque fois soldé par un coup d’État. Le régime parlementaire dualiste Français implique que le Gouvernement est responsable à la fois devant le Parlement et devant le président. De ce fait chacun des deux peut dissoudre le gouvernement et que, en plus,le président peut dissoudre l’assemblée. Le pouvoir de renversement du gouvernement par la motion de censure à l’assemblée apparait aujourd’hui comme illusoire et suranné du fait des majorités godillots engendrées par la concomitance des scrutins ( PR et AN).
    Nous pouvons constater et aussi déplorer cet état de fait pour la disparition de la séparation des 2 pouvoirs exécutifs et législatifs. Le pouvoir judiciaire quand à lui est aussi, de fait,entre les mains de l’exécutif par sa dépendance financière et hiérarchique. Le pouvoir avait tenté de renforcer sa main mise sur la cour de cassation (juridiction supérieure de l’autorité judiciaire) par décret du 5/12/2016. Décret qui a été partiellement retoqué par le conseil d’État en mars 2018 invoquant l’article 65 de la constitution.
    la démocratie Française un alibi bien pratique pour justifier les violences faites au bas peuple ???

    1. Bernadette

      C’est la loi qui détermine les différents pouvoirs de notre constitution de la Vème République. Cette Constitution contenant des décrets et des lois date de Napoléon. C’est vieillissant….Comment le Conseil d’État peut il légiférer ainsi ?

  8. faconjf

    Le 18 janvier 1957 à l’Assemblée nationale , lors du débat sur la ratification du traité de Rome créant le marché commun, Pierre Mendes-France intervient contre ce texte, en particulier au nom de la démocratie.
    Toutes les difficultés, vues de cette époque ( guerres de décolonisations en cours ) , sont évoquées et elles n’ont pas manqué d’apparaitre.
    Notamment dans sa conclusion, j’extrait cette citation « …L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »
    Pendant ces plus de 60 années nous avons connu le personnage « providentiel » et sa constitution taillée sur mesure, puis (après le départ de De Gaulle) la délégation à l’autorité supranationale qui nous cause tant de difficultés économiques et sociales. PMF un visionnaire écarté du pouvoir en 1955 sur la question Algérienne. L’ensemble du discours ici https://www.pouruneconstituante.fr/spip.php?article526
    Bon dimanche.

  9. J.J.

    En parodiant Guy Béart :
    L’homme politique a dit la vérité,
    Il doit être politiquement exécuté.

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