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Grains de sel

Les ravisseurs de natures humaines

L’atelier de théâtre crtéonnais a donné « L’expérience » de Serge Jochum au centre culturel Les Arcades… Une oeuvre certes comique mais terriblement réaliste !

Dans le fond la seule que les extra-terrestres auraient pu, vraiment sans déception, téléporter dans leur « huis clos » pour une sélection d’humains en observation sociale c’est Marguerite. Cette « belle » aux yeux clairs, sapée en « noir et blanc » très branché, douce sous la caresse et en plus peu encline à se plaindre de son sort, revient sans cesse dans la pièce de Serge Jochum. Elle bénéficie de l’amour vache de Marthe Valier car elle rythme, avec ses sœurs, sa vie très éprouvante mais dans le fond paisible de fermière. Cette brave paysanne débarque la première dans cette « cage » où n’existent plus de repères matériels et temporels. Impossible pour elle de trouver le chemin du retour vers la réalité dont elle apprécie les qualités que justement parce qu’elle en est privée. Marthe, comme tous les autres hominidés capturés dans la jungle d’une société parcellisée, ne saura jamais qu’elle est en fait l’innocente victime d’une expérience menée par des « ravisseurs » venus de l’espace ! Ils souhaitent, un peu comme le feraient des entomologistes, observer la manière dont vivent ensemble des terrestres n’ayant rien pour être extra !

A chaque arrivée d’une « capture » imprévisible dans ce bocal étanche, la situation va donc se compliquer provoquant quiproquos ou querelles intestines, illustrant en fait le principe « sartrien » voulant que « l’enfer ce soit les autres » . Et ce d’autant plus facilement que rien ne peut les rassembler tant ils viennent de milieux différents et possèdent des lignes de vie sans points communs. Une vraie revue d’un société où l’on constate que les idées reçues, les croyances absurdes, les préoccupations matérialistes, sont inconciliables. Aucune référence métaphysique mais beaucoup d’humour, de situations cocasses dans cette confrontation bourrée d’humour et de moment d’un belle drôlerie. Les « grains de sel », déposés par les autres sur les plaies de ce que chacune ou chacun croit être des préoccupations individuelles essentielles, fondent vite devant la privation de liberté et surtout le doute né du caractère inexplicable de leur téléportation.

Traire Marguerite hante Marthe (Christine)  ; faire bénir à Lourdes la soutane du fils de sa copine Margot revient sans cesse à l’esprit de Félice (Anne) ; effacer l’abandon de ses parents ne pensant qu’au fric obsède Méline (Anne Elen) quand Rose Amandine de la Verrière Saint Pétru (Florence) cherche à placer ses flûtes de champagne sans s’évanouir : les gags surgissent inévitablement de la confrontation de ces objectifs féminins divergents. Quand Pierre le spectateur extrait du théâtre en pleine représentation sera « parachuté » au milieu de ce guêpier il aura bien du mal à s’insérer dans cette comédie humaine totalement déjantée et malgré tout criante de vérités. Franck qui se glisse dans la peau de ce personnage raisonneur, découvrira en jouant Margot la mère abusive du prêtre ouvrier introverti Jean Chamont (Fédéric) qu’il a justement un vrai talent de comédien. Le pauvre illuminé de John (Jérémy) penché sur les ratés d’une machine infernale née de son improbable imaginaire technique reflète à merveille le caractère illusoire de la science face à une situation totalement irrationnelle.

Sans tomber dans l’exagération facile des rôles et des situations, Céline Larney a concocté pour l’Atelier créonnais « Les grains de sel », une mise en scène dynamique, contrastée, vivante, parfois déglinguée ou profonde, laissant une part d’improvisation à des acteurs vraiment investis dans leur rôle. De la bigote sèche et sourde superbement interprétée par Anne, réincarnation d’une vamp, à la truculente Marthe confiée à Christine témoignant d’une présence inversement proportionnelle à celle de « sa » Marguerite (la scène de l’apprentissage de la traite est superbe) en passant par l’évanescente Rose Amandine élégamment incarnée par Florence ou la révolte spasmodique de l’écorchée vive du babyfoot qu’est Anne Elen, il faut bien convenir que les femmes ont pris le pouvoir dans cette pièce tant leurs caractères pèsent sur l’intrigue. Le jeu tout en nuance de Frédéric, prêtre « éducateur de rues » ou la caricature de la maman grenouille de bénitier portée par Franck s’insèrent néanmoins parfaitement dans cet entrelacs des individualismes forcenés donnant sa profondeur réelle à cette pièce certes comique, enlevée mais parfois plus philosophique qu’on le pense sur les destinées de la « race » humaine.

Zadig se cache sous la plume de Serge Jochum. Il est là-haut et porte un œil désespéré à la fin de l’œuvre sur une société terrestre manquant de solidarité, de perception de ses défauts, de cohérence et surtout marquée par son égoïsme face à l’adversité et l’ignorance totale des « milieux » les uns sur les autres. « Il se figurait alors les hommes tels qu’ils sont en effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue » expliquait Voltaire via Zadig. Est-ce très différent à notre époque ? Surtout si les « Grains de sel » se posent encore une fois sur une scène (1), ne vous privez pas d’aller philosopher avec eux en riant beaucoup ! C’est salutraire si vous vous prenez au sérieux !

(1) Contact au 06 78 88 31 71

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