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Il est six heures et Venise se réveille

Voici un texte écrit lors de mon dernier séjour à Venise… ville noyée sous l’eau et les touristes

Il est 6 heures. La Venise oubliée des fourmis touristiques s’éveille. Les cris, les chuchotements, les vrombissements, les chuintements, le ronron fréquence basse des bateaux montent lentement vers le sommet des immeubles alors que la pluie fait des claquettes sur les toits ou sur les pierres plates des ruelles. Tout s’élève vers le ciel gris vénitien pleurant à grosses gouttes les amours perdues de l’été disparu sur les ponts enjambant l’eau glauque des canaux.

Les conversations résonnent entre les façades vieillissantes des immeubles colorés d’ocre ou de pourpre comme pour narguer la décrépitude croissante des façades des palais princiers. Les briquettes décharnées n’en peuvent plus du ressac audible des bateaux-taxis ou des livreurs pressés car ils leur sapent plus que le moral. La nuit a neutralisé le trafic. La vraie vie reprend lentement, en laissant perler dans l’air encore plus humide qu’à l’accoutumé, le lancinant refrain des moteurs de hors-bords muselés par des pilotes soucieux de ne pas faire de vagues. Ils se succèdent sur un rythme plus soutenu !

La lumière bleue des ambulances « nautiques » rentrant de l’hôpital traverse les persiennes pour jeter une lumière froide dans le « coton » léger de ce matin épuisé par une température élevée et qui prend peine à se lever. Les talons aiguilles mordent les pavages scandant un cheminement vers un boulot pour touristes lève-tôt. D’ailleurs on entend au loin la corne sourde des paquebots de croisière dans une queue-leu-leu de géants des mers profitant de l’absence des puces des canaux pas encore sorties de leur lit. Les mouettes clament au-dessus des toits ou en entrant dans la ville par ses artères aqueuses, leur mécontentement de ne plus trouver âme qui vive pour les nourrir! Elles étirent leur vol dans cet air frais que les pigeons pourchassés ont été contraints d’abandonner!

Il est 6 heures et la Place Saint Marc striée par des cheminements surélevés en prévision d’une montée excessive des eaux, s’ébroue en sachant que sa tranquillité ne sera que de courte durée! Les terrasses ressemblent à des champs de batailles prêts pour accueillir les envahisseurs. Les tables ont passé une nuit paisible !

L’expresso du matin n’est pas encore lancé ! Les chevaux en ont vu d’autres et, figés par le temps, ils ignorent tout de l’heure ! Fiers et agressifs ils tentent de s’arracher à la pesanteur de leur destin pour eux-aussi affronter une nouvelle journée de pose pour mobiles, tablettes, objectifs photographiques désireux de saisir pour des laps de temps très courts leur célèbre immortalité.

Venise est vide. Venise, la vraie, se repose. Venise perd son statut de ville d’exception pour devenir celle de la modestie des destins. Passant indifférents devant un palazzio, jetant un regard distrait à ces tireurs de valises en quête d’un transport, cahotant sur les pavés disjoints ou sur des bétons râpeux, méconnaissant les secrets des nuits vénitiennes pour amoureux transis, les bosseurs du petit matin filent en chuchotant vers des destins ordinaires. Ils échangent à voix basse dès saluts, des nouvelles que les ruelles amplifient dans un silence servant de révélateurs à toutes les discussions.

Début octobre, personne ne rentre vraiment se réfugier derrière une façade princière ou populaire après avoir fait la fête. Il n’y a pas de masques à faire tomber si ce n’est celui d’une cité riche, encanaillée et flamboyante qui n’existe plus lorsque les touristes sont partis. Les gondoles encapuchonnées pour préserver leur décorum de velours funéraire se dandinent, solitaires et encore inutiles sous le clapotis des vagues provoquées par le passage des monstres des mers ou des Fangio de la lagune. Le ton monte. La pluie se raréfie. Venise démaquillée sort du lit.

Son pont célèbre soupire déjà à la seule idée des millions d’objectifs qui lui volent depuis un siècle sa notoriété malsaine de couloir de la mort. Le Rialto s’essuie les rambardes où des cadenas tentent de constituer des grappes éphémères.

Des dizaines de milliers de courtisans ne verront pas son lever banal. Il est réservé à celles et ceux qui arpentent ses artérioles pédestres où trouvent un taxi mal réveillé désireux de montrer ses dessous peu reluisants en se faufilant entre des immeubles décrépis ou orgueilleux. Un enfant pleure. Une radio dispense des nouvelles forcément bonnes car on en saisit que des bribes joyeuses dispensées par le chant de la langue italienne. Les machines à café ont leurs vapeurs expresso. Le silence aussi doux que l’air s’évanouit. 

Venise prend son masque de gala et entre en scène pour le carnaval quotidien dont raffolent les croisiéristes pressés, les promeneurs tout sauf solitaires et ce public de plus en plus nombreux ravi de trouver ce qu’il a vu sur les images glacées des catalogues touristiques. Il est temps de rentrer se mettre à l’abri !

Cet article a 2 commentaires

  1. Puyo Martine

    Bonjour Jean Marie,
    comme tous les autres j’ai bien aimé ce texte sur Venise que je ne connais que par les reportages ou un feuilleton dont commissaire œuvre à Venise. On voyait et on visitait les palazzo mais également les quartiers populaires. Par contre je ne comprends pas que les monstres des mers ne soient pas interdits dans le grand canal et dans la lagune. cette ville appartient au patrimoine mondial et on attend qu’elle soit engloutie pour lui venir en aide ? j’ai visité des comptoirs vénitiens en Adriatique (Korcula par ex.) puisque Venise rayonnait sur toute l’Adriatique et la Méditerranée, l’architecture de Venise est exceptionnelle.
    Bonne journée.

    1. J.J.

      Martine @ « un feuilleton dont un commissaire œuvre à Venise. »
      Il vaut mieux lire les romans de Dona Leon, dont les réalisateurs du feuilleton se sont inspirés en les affadissant considérablement.
      « Guido Brunetti » , sa famille et ses collègues forment une série de personnages pour la plupart très attachants, à part les indispensables méchants, bien sûr.

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