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Le calabrais au goût vraiment amer

Connaissez-vous le calabrais ? Pour ma part ce bonbon appartient aux moments heureux de mon enfance (1) car l’épicerie-tabacs de mon village natal de Sadirac, tenue par l’intraitable madame Troquereau, vendait cette friandise. Elle alignait sur son comptoir dans des bocaux de verre au couvercle rouge diverses « tentations » qu’elle vendait à l’unité. Pour ma part (est-ce mes origines italiennes ?) je dédaignais l’offre de tablettes de chewing-gum Hollywood pour acheter quatre ou cinq de ces « bateaux » de réglisse à l’anis avec un peu de sucre sur le tour.

En rentrant à l’école après avoir été affecté par l’instituteur dans le cadre des accords avec le curé Langemarie, comme enfant de chœur lors d’un enterrement ou un mariage (2), je dépensais les pièces de monnaie récoltés à la sortie de l’office chez la « mère Trocmuche ». Je n’ai jamais varié dans mon choix : quatre ou cinq calabrais que je savourais en les mâchouillant avec précaution pour que leur goût imprègne bien mon palais. Je ne connais de la Calabre que ces bonbons dont j’ignore d’ailleurs s’ils en sont bien originaires.

Dans le village de Riace, minuscule caillou dans la pointe de la botte italienne il y a maintenant de nombreuses années que la diversité des saveurs, des goûts et des odeurs a remplacé celle de la fameuse réglisse. Lovées au creux de l’une de ces collines de la terre ingrate de cette région italienne, les maisons hautes ont perdu au fil des années leur animation et leurs occupants. A la fin du siècle dernier la décrépitude menaçait avant l’arrivée d’un « sindaco » hors normes. Durant l’été 1998 en pleine montée du populisme un navire de migrants avec à bord plus de 800 personnes, dont des femmes et des enfants, accoste sur la côte ionienne. C’est l’un des premiers grands débarquements dans le sud de la péninsule. On connait le sort réservé aux arrivants en cette période.

Domenico «Mimmo» Lucano est alors ­responsable d’une petite ­association locale à caractère humanitaire qui va prendre en charge une bonne part de ces Afghans, Érythréens ou Irakiens bien que ses moyens soient très limités. Riace que rien ne prédispose à accueillir une population de ce type va rapidement devenir un havre de paix et de citoyenneté. Toutes les initiatives possibles naissent sous l’impulsion de celui qui allait six ans plus tard devenir le maire. Les rues s’animent, des ateliers d’artisanat local rouvrent et l’école se remplume. Une vie locale différente mais bien réelle s’installe.

Le village , sous l’impulsion de son « sindaco », se lance résolument le pari de l’intégration et de la relance de l’activité économique et sociale à travers l’accueil des étrangers. Et cela dans un bourg, comme dans beaucoup en Calabre intérieure, où depuis longtemps, les plus jeunes ont pris la route du nord de l’Europe ou de la péninsule. Lucano devient au fil des mois un modèle pour son combat qui lui vaut une notoriété mondiale. Réélu à chaque scrutin il bénéficie des attentions de l’extrême-droite italienne qui l’accable, le pourchasse et le présente comme le diable ayant favorisé cette immigration honnie. Mis sous écoute, il est vite accusé d’avoir commis des irrégularités « graves » de gestion.

Domenico Lucano a organisé « des mariages de convenance » pour aider des femmes déboutées du droit d’asile à rester en Italie. La justice reproche également à celui qui n’est plus élu local de ne pas avoir « fait d’appel d’offres pour la gestion des ordures du village de Riace » et de l’avoir attribuée à « des coopératives liées aux migrants ». « Association de malfaiteurs, abus de pouvoir, extorsion et détournement de fonds », la liste des chefs d’accusation s’allonge. Il n’y a aucun enrichissement personnel, aucune prise illégale d’intérêt, aucune faille morale dans son action reconnue par des reportages, des films et une… aide européenne pour mener à bien ses projets n’ont été détectés. Il a simplement assumé ce qu’il pensait le meilleur pour les personnes qui avaient relancé Riace dans un contexte particulier.

« Mimmo » a été arrêté à l’automne 2018 et placé en résidence surveillée. A l’époque, le ministre de l’Intérieur était un certain Matteo Salvini, leader de la Ligue, un parti d’extrême droite. Le tribunal qui l’a jugé aujourd’hui n’y est pas allé de main morte et l’a condamné à treize ans de prison et au remboursement de 500 000 euros qui avaient été versés par l’Union européenne et le gouvernement italien pour soutenir ses initiatives. Un jugement à rapprocher de ceux qui ont été prononcé à l’égard des membres éminents de la mafia calabraise dont on prétend qu’elle réalise des profits considérables sur les migrants. 

Mon calabrais du soir me reste en travers de la gorge. Surtout quand je compare ces treize années d’emprisonnement pour une action publique d’urgence, solidaire, constructive, désintéressée, proche des réalités du terrain et convaincante. Drôle de monde qui met en parallèle au même moment deux condamnations…provoquant des réactions tellement disproportionnées. Signe des temps ! Angoissant mais rassurant pour l’avenir du Zemourland ! 

  1. Lisez sur ce sujet « La Sauterelle bleue » aux Editions Aubéron

  2. nous avions classe le samedi après-midi

Cet article a 4 commentaires

  1. Gilbert SOULET

    Excellente conclusion Jean-Marie.
    Mon amitié,
    Gilbert de Pertuis

  2. Philippe Labansat

    Une histoire oh combien édifiante et éclairante sur la période que nous vivons en Europe.
    La solidarité est indispensable, constructive, salutaire, bénéfique pour tous, mais, si on ose le dire, elle est noyée dans un océan de xénophobie, d’égoïsme, de bassesse, de lâcheté, de cynisme, de paresse intellectuelle.
    Nombre de politiques ne nous proposent que de naviguer et de nous laisser bercer sur cet océan, au risque de nous noyer.
    Et malheureusement, nombre de citoyen(ne)s se laissent bien facilement embarquer sur leurs galères…

  3. Laure Garralaga Lataste

    Quand une immigration  » d’ Afghans, Érythréens ou Irakiens  » en chasse une autre  » les plus jeunes ont pris la route du nord de l’Europe ou de la péninsule « … Mais l’oubli n’est-il pas la plus grande trahison de cette histoire dont  » le Zemourland  » est le plus bel exemple !

  4. J.J.

    « Association de malfaiteurs, abus de pouvoir, extorsion et détournement de fonds (supposés…) »,
    Il faut pas se faire accuser de ça en Italie, surtout quand on en est innocent (situation surréaliste !).

    En France, par contre c’est parfaitement sans danger. On ne risque que des peines virtuelles, surtout quand on a été un ancien élu d’une ville conséquente, natif de Neuilly, par exemple. Ou ancien président de la République.
    De plus on reçoit les encouragements et les marques de sympathie des membres du parti complice, voir même de responsables nationaux du gouvernement (qui en principe, tenus par obligation de réserve n’ont pas à commenter une décision de justice ni évoquer l’identité des prévenus, encore moins leur apporter leur soutien ). Autrement dit perdre une occasion de se taire.

    Quel beau pays la France et ses honnêtes élites auto proclamées.

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