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Le ballet méticuleux du barbier de Sadirac (1)

Sensation bizarre en m’asseyant devant le miroir chez le coiffeur pour une mise à jour de ma chevelure blanche avant les fêtes, puisque j’ai vu défiler toutes les étapes de ma vie. Le capilliculteur a en effet joué un rôle de révélateur de mon évolution dans ce monde où les apparences comptent. Je suis certain qu’il en est ainsi pour chacune et chacun d’entre nous. Aller dans un salon de coiffure n’est jamais le fruit du hasard mais la résultante d’un choix plus ou moins volontaire.

Dans mon enfance je n’ai que rarement eu le privilège de fréquenter la chaise haute de Numa, seul coiffeur-barbier pour hommes installé dans le bourg de Sadirac. Une coupe de cheveux coûtait bien moins cher qu’à notre époque mais elle était réservée aux grands moments de l’année. Le « figaro » local officiait de manière extrêmement classique mais il n’aimait pas tellement les enfants jugés turbulents. Il exigeait donc la présence d’un parent à ses cotés. 

Spécialiste émérite de la raie de coté dont il soignait la rectitude, il accueillait tous les hommes du village pour les raser. il possédait à cet effet des coupe-choux qui m’impressionnaient. Le passage de la longue lame sur l’affûtoir à double lame de cuir constituait une prestation artistique minutieuse me paraissant fort mystérieuse. Il caressait les deux cotés de cet outil avec tendresse avant de se lancer dans un rasage de près d’une extraordinaire précision. Le spectacle pouvait débuter.

Numa n’avait pas beaucoup de clients et il les soignait d’autant plus que leurs passages dans son minuscule salon n’étaient pas fréquents. Il fallait un événement particulièrement important pour que l’on vienne se faire dégager la nuque en agrémentant la visite d’un rasage méticuleux. De rendez-vous il n’y avait point! Il fallait prendre son tour et attendre. Certains villageois passaient la tête à la porte et jaugeaient en fonction du nombre et de la qualité des présents, le temps d’attente. « Salut Numa ! Tu en as pour combien ? »  lançaient ces candidats à une coupe ou à un rasage dans les règles de l’art. L’artisan se tournait vers les clients et lançait : « vous repassez dans une heure environ mais je vous préviens si quelqu’un arrive entre temps il passera avant vous ! » Le candidat au siège unique convoité renonçait ou s’asseyait. Le choix dépendait souvent des personnes présentes. Les inimitiés étant présentes dans la vie locale sadiracaise, il y avait des incompatibilités dans les présences simultanées !

En attendant mon tour, j’adorais ce ballet à la chorégraphie immuable autour du visage de celui qui jubilait en s’abandonnant aux bons soins du coiffeur-barbier. Installé dans un vêtement de drap léger enfilé à l’envers, un « bavoir » autour du cou, une serviette chaude venue de la cuisine voisine où elle était maintenue à température sur le poêle couvrant sa figure, le client était promu roi. Numa le chouchoutait et se consacrait, spur de lui er de son talent, à son bien-être. Dans un bol en argent il préparait avec son blaireau la mousse dont il enduisait avec des circonvolutions maniérées sa « surface de travail ». Il passait et repassait comme s’il savait que l’exercice plaisait à son client.

Durant cette phase de préparation la conversation était possible car il n’y avait aucun danger. Elle avait sa place dans le séjour sur le fauteuil en cuir fauve qui tenait lieu de divan pour les confidences mais aussi pour les potins ou mieux les rumeurs essentielles pour que la prestation soit réussie. Ces conversations me passionnaient et je n’en perdais jamais une parole. Le dialogue entre le « patient » installé et l’assistance cessait lorsque le coupe-choux entrait en action. Heureusement les murs et les cocus n’avaient point d’oreilles.

Tous les gestes relevaient alors d’une sorte de rituel dont Numa était le grand prêtre. Il attaquait le rasage par le coté gauche du visage enlevant des pans entiers de la mousse qu’il avait copieusement étalée et les déposait précautionneusement dans une cuvette d’eau chaude. Il rinçait le rasoir pour repartir avec une précision millimétrée vers cette barbe qui disparaissait en un temps record. il virevoltait autour de ce visage souMis à son bon vouloir. Il terminait son ouvrage sous le nez, taillant éventuellement une élégante ou une robuste moustache avant de fignoler la coupe de cheveux préalable si elle avait été au programme. La hauteur parfaitement symétrique des pattes retenait toute son attention. Tout petit saignement traité à la pierre d’alun constituait pour lui une « faute professionnelle » dont il s’excusait. En vieillissant il en commettait pas mal.

Le barbier de Sadirac avait une certaine jubilation en tendant finalement un miroir à son client. « Ça va ? C’est ce que vous vouliez ? » Numa attendait le compliment, le mot de remerciement. Il guettait la moue de déception ou le sourire de satisfaction. Selon la manière dont il vaporisait sur le visage glabre une lotion pour adoucir le « feu » du rasoir, dont il avait le secret on percevait la considération qu’il avait pour son client.

J’ai encore en souvenir l’odeur de lavande de ce mélange. Le coiffeur avait devant lui une impressionnante collection de ces flacons ciselés qu’il garantissait « venus de Paris , munis d’une poire noire. Tous portaient des noms attractifs. Je n’en ai jamais su la raison mais celui qui me tentait s’appelait « cuir de Russie » avec des danseurs sur l’étiquette. Probablement déjà mon goût de l’aventure !

Cet article a 6 commentaires

  1. J.J.

    « celui qui me tentait s’appelait « cuir de Russie » avec des danseurs sur l’étiquette. »

    Je la trouvais belle en effet, cette scène qui figurait également sur une grande affiche(LT Piver), avec ce couple de danseurs en « costume traditionnel », dans un paysage de neige, devant le petit bosquet de bouleaux (c’est l’écorce de bouleau qui donne son arôme au « cuir de Russie »), avec l’inévitable isba pour compléter le tableau.
    Que dansaient-ils au fait ? Une gopak ? la kamrinskaïa ? On croyait entendre le son du bayan.

  2. Laure Garralaga Lataste

    Aujourd’hui, notre Jean-Marie s’est paré des vertus de Beaumarchais pour nous transformer Sadirac en Séville ! Si l’Espagne ne m’était comptée… que ferions-nous sans elle ? Mais si aujourd’hui le soleil s’est habillé de son costume de bel Hidalgo, il en a oublié les degrés Celsius… !

  3. J.J.

    …aujourd’hui le soleil s’est habillé de son costume de bel Hidalgo… pour marquer la fin du cycle de la décroissance du jour.

    Bientôt il va commencer à remonter sur l’horizon pour arriver à l’apothéose du Solstice d’Été.
    Le Solstice d’Hiver, événement cosmique, célébré quasi universellement par les hommes depuis la nuit des temps, est devenu, effaçant et occultant ses origines païennes(le Sol Invictus des romains), la célébration de Noël, elle même récupérée par les marchands du temple.

    Je vous souhaite un heureux Solstice d’Hiver.

  4. J.J.

    PS: quand j’écris les hommes, ça signifie « le genre humain », l’humanité.
    On parle toujours de l’homme de Cro Magnon, mais si la femme de Cro Magon n’avait pas existé, nous ne serions pas là.

  5. christian grené

    Holà, les « seguidores » – pour ne pas parler des followers – de « La rueda libre »! C’est Noël dans quelques jours, pas la fête solennelle de Dionysos à Athènes ou de Bacchus à Rome qu’on appelait…Laure-J.J.
    Amitiés à tous deux.

  6. j.J.

    À Rome c’étaient les Saturnales, à Athènes je n’ai jamais participé(et pourtant je connais le musée où vous y verrez, ohé, ohé..).

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