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La société du présent est rongée par le renoncement à connaître le passé simple

Je suis vraiment claqué ce soir après 180 kilomètres aller-retour pour aller présenter mon autre vision de l’immigration. Un périple qui me laisse vide et ma tête sonne creux face à l’écran de cet ordinateur qui attend pourtant que je lui donne sa pitance textuelle quotidienne. La dixième rencontre mémoire a rassemblé une bonne trentaine de participants dont quelques amis de longue date. Une satisfaction puisque depuis que j’ai lancé cette initiative j’ai nettement dépassé les 500 personnes venues pour écouter une présentation de cette histoire des Italiens venus « bouffer le pain des Français ».

Ce qui me frappe c’est que bon nombre d’entre eux appartiennent à la troisième génération des Ritals intégrés dans notre pays. Lors de la sortie sur Andernos une psychologue s’est présentée en fin de réunion. Elle m’a indiqué qu’elle était spécialiste des relations interculturelles avec justement cette transmission des parcours de vie dans des contextes différents. « C’est un constante m’a-t-elle expliqué, celles et ceux qui ont eu une chemin tortueux, difficile voire épouvantable ont bien du mal à le raconter. Ils mettent parfois des mois ou de années à formuler ce qu’ils ont vécu. Ils se taisent. Ce n’es parfois que deux générations plus tard que par bribes ressort leur aventure. Les descendants se penchent de plus en plus sur ce que leurs aïeux ont traversé. » J’ai maintes fois constaté que cette analyse devenait prééminente dans ce monde où seul l’autrance, le surnaturel, l’extraordinaire captent l’attention. 

Pour Simone Veil qui a mis des décennies à raconter son passage dans les camps l’explication est ailleurs. « Aujourd’hui, on refait beaucoup l’Histoire. On essaye de comprendre pourquoi on n’a pas plus parlé. Je crois que ça vaut la peine d’essayer de comprendre pourquoi mais qu’il ne faut pas refaire l’histoire autrement qu’elle n’a été en disant que c’est parce que les déportés n’ont pas voulu en parler, parce que les déportés ont cherché l’oubli eux-mêmes. Ce n’est pas vrai du tout. Il suffit de voir le nombre de rencontres qu’ils ont entre eux. » explique cette grande dame qui ajoute  « Si nous n’avons pas parlé c’est parce que l’on n’a pas voulu nous entendre, pas voulu nous écouter. Parce que ce qui est insupportable, c’est de parler et de ne pas être entendu. C’est insupportable. Et c’est arrivé tellement souvent, à nous tous. Que, quand nous commençons à évoquer, que nous disons quelque chose, il y a immédiatement l’interruption. La phrase qui vient couper, qui vient parler d’autre chose. Parce que nous gênons. Profondément, nous gênons. »

J’ai parfois en contant le périple des migrants italiens haïs, chassés ou massacrés le même sentiment. J’emmerde car je casse des « certitudes » voulant que « maintenant ça ne soit pas comme avant, que la misère, la peur, la haine, l’exclusion ne sont plus les causes du départ de ces migrants que l’on voudrait ne jamais voir. Des regards se baissent. Des têtes se tournent. Des mains se croisent. Et des départs précipités démontrent que le propos a fait mouche.

Transmettre ses moments difficiles, ses faiblesses ou ses efforts met parfois en grande difficulté. Comment avouer que rien n’a été facile dans une société où tout doit venir sans effort ? Le risque de ne pas être cru paralyse. Les enfants notamment ont bien du mal à imaginer que le niveau atteint a nécessité résilience et combativité. Alors il faut absolument à un moment ou un autre se décider à raconter. La faiblesse essentielle de la période actuelle reste l’ignorance du passé réel. Pas celui des documentaires et des films mais celui qui appartient aux histoires individuelles conséquences des aléas de l’Histoire collective ou participant à celle-ci.

Il arrive que des langues se délient, que des confidences percent, que des yeux s’embuent. La récompense vient de ces multiples retours avec des gens qui prennent le temps de mettre dans un SMS, un mail ou mieux encore une lettre une part d’eux-mêmes. Toutes les semaines ce sont un ou deux témoignages qui arrivent. Le dernier m’a été adressé par un Allemand résidant en France. J’avais échangé avec lui et je lui avais demandé de me faire part de ses observation. « Etant d’origine allemande je partage l’attitude du Dr Helmut Klotz (1). Profondément choque et encore profondément humilié de ce que mon pays a fait… » m’écrit-il en toute confiance avec courage et sincérité.

Ces soirées me donnent une force particulière qui se renforce quand je vois le caractère épouvantable des conversations du quotidien. J’ai encore plus la rage de combattre. « Vous aurez réussi votre mission d’enseignant si dans une carrière vous avez réussi à éveiller une conscience ; » Ce principe inscrit au bas du buste d’un inspecteur général de l’Éducation nationale installé dans un couloir de l’École Normale Supérieure me rassure et l’inquiète. Il reste tellement de travail à accomplir. Ce soir je suis vidé mais j’ai quelques regards et bien des paroles dites à voix basse qui vont meubler ma nuit. 

(1) un personnage de mon roman « Les 9 vies d’Ezio »

Cet article a 11 commentaires

  1. Philippe Conchou

    500 auditeurs c’est déjà un belle réussite, comme l’est d’ailleurs ta conférence, documentée, claire, passionnée et passionnante.
    Je pense souvent à ces « domestiques  » (comme on les appelait dans les années 50/60), qui habitaient, sans aucun confort, ce qui est maintenant ma maison.
    Heureusement ils ont eu la force de repartir en Italie au milieu des années 60, où j’espère qu’ils ont coulé des jours heureux.

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à Philippe le matinal
      Qui m’a devancée… Ne dit-on pas que « l’avenir appartient à ceux et celles qui se lèvent tôt » ! ?

  2. Laure Garralaga Lataste

    Merci pour cette bouteille à la mer… Un peu de pub, ça ne peut pas faire de mal ! Si ce soir tu es vidé, je sais que tu ne perds pas courage et je doute que ta plume s’arrête à ton dernier livre « Les 9 vies d’Ezio ». Pour ma part, je travaille sur le sixième et compte sur cette pandémie, dont le seul avantage est de faciliter notre isolement, pour permettre sa sortie en cette fin d’année…

  3. christian grené

    Jean-Marie, si c’est si fatigant d’aller à Andernos, que ne vas-tu à Ibiza? Là, tu pourrais même y écrire ces textes qu’on avale goulûment tous les au p’tit dej. Après tout, tu aurais pu être ministre de l’Education et des Sports toi aussi si Rocard avait été élu président!

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à toi Christian
      Avec des si… on aurait mis Paris en bouteille et Hidalgo en serait-elle Mme la maire ? — je déteste le mot mairesse —
      Mais j’en connais une autre que m’ont appris à moi, Laurita, mes cousins-frères Alfredo y Pepito : « Si ma tante en avait, ce serait mon oncle ! » Quand je vous dit que les garçons ne pensent qu’à ça !

      1. christian grené

        Quand tu dis que les garçons ne pensent qu’à ça, je pense à Raoul Ponchon, un écrivain né un siècle avant moi presque jour pour jour. Il a écrit: « Si les femmes n’avaient pas fesses, qu’est-ce que nous ferions de nos mains, pauvres humains ».
        C’est aussi lui qui avait écrit: « Quand mon verre est vide, je le plains; et quand il est plein, je le vide ».
        Et l’heure avance sans même que j’ai parlé du sujet du jour. Avec l’instit’ j’en suis quitte pour le (petit) coin.

        1. Laure Garralaga Lataste

          @ à toi Christian
          Heureusement que nos fesses sont là pour vous occuper…
          Et as-tu noté le côté mysogine de ton Raoul Ponchon qui considère que nous, les femmes, ne sommes pas des humains !
          Quant à celle du verre qui se vide et qui se plaint… Il y a belle lurette qu’elle est intégrée à mon héritage… et que je ne laisse jamais mon verre se plaindre !
          Quant au petit coin, un rappel… il était interdit d’y « faire ses besoins »… !

  4. Robert FRANCESCHI

    Bonjour,
    Fils de primo-arrivants italiens fuyant le fascisme je suis né en France, naturalisé en 1958, conscrit de la 70/04 et j’ai œuvré 39 années à la SNCF où il faut présenter un extrait de casier judiciaire n° 3 pour être admis.
    J’ai grandi sans papy, mamie, tata, tonton, cousines, cousins mais ce n’est que maintenant avec mes petits-fils que je constate le manque.
    Je n’ai pas eu à subir de mon état de fils d’immigré sauf les quelques « babis » à l’encontre de mes parents. Rares parce qu’on habitait en campagne (vivant en autarcie – la grande distribution n’existait pas ! – au milieu des poules, lapins, pigeons à côté du jardin potager et 900 pieds de vigne) mais douloureux quand on est enfant.
    Plus tard, aucune allusion. On préférait me dire « C’est vrai, tu n’es pas né ici ». Les obligations professionnelles m’ayant imposé un déménagement.
    Par contre, en 2010, lors du renouvellement de ma carte nationale d’identité on m’a demandé de justifier de ma nationalité française !!!
    Grand moment de solitude vite dissipé ayant gardé la copie du décret de naturalisation.
    Mais depuis, mon regard sur l’immigration, le migrant et son exploitation politique m’ont conduit à lancer cette pétition en ligne : https://www.petitionenligne.com/signatures/stop_immigration/
    Mais qui peine à démarrer : l’homme ne veut-il plus être acteur de son avenir ? De celui de ses enfants et petits-enfants ?
    Personnellement je me considère comme petit-fils de « Novecento » le film de Bertolucci (1976). Le film m’a été raconté par mon père avant sa parution, lui qui n’a jamais mis les pieds dans un cinéma !
    Bon visionnage. Film avec de grands acteurs (avant qu’ils ne « pêtent un câble »).
    Bonne journée.
    (PS : je suis gérant de FRACOFER – voir sur Linkedin sous Robert Franceschi – également sur Facebook)

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ Caro Robert
      Tu as eu beaucoup de chance pour ton intégration ! Beaucoup moins pour celle d’avoir une excellente connaissance de tes racines. La faute n’est à personne. Soit fier de ce que tu es devenu. Et cette déchirure « justifier ta nationalité française » ! Je suis bien placée pour l’avoir connu au travers de l’humiliation faite à ma mère… (2 ans de papiers à fournir, de lettres à rédiger, de témoins à trouver…) mais je savais bien que cela en valait la peine !

    2. christian grené

      Bonjour Robert.
      Je connaissais Bruno Franceschi, président du directoire du journal « Sud-Ouest » au début des années 2 000 où j’ai longtemps travaillé (avec Jean-Marie entre autres). Je fais connaissance indirectement, ce jour, avec Robert du même nom. Un lien de parenté?

  5. christian grené

    Cher Jean-Marie, ça fait du bien de lire en « Roue Libre ». C’est mieux que de pédaler dans la choucroute des autres réseaux dits sociaux. En te lisant, je pense à Pascal qui a écrit en substance, après avoir beaucoup bu à La Fontaine: « L’homme est un réseau pensant ». Et, ta modestie en souffrirait-elle, tu es notre chêne.
    Rosé, roseau, rosa, rosarum, rosis, réseau.

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