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Mémoires qui flanchent

Une année s’étire dans une dernière semaine pour que nous puissions chacun à notre manière provisionner des souvenirs supplémentaires. Arrivés à un certain âge nous ne sommes capables de restituer que de rares moments ayant imprégné notre esprit. En fait notre mémoire n’est qu’un filtre avec des trous plus ou moins gros laissant filer ce que nous pensons important à un moment donné, mais qui disparaît dans le tourbillon du temps. La récolte n’est jamais à la hauteur de nos espoirs. La vieillesse réveille parfois au hasard d’une situation, d’une émotion, d’une lecture, un indice nous ramenant sur les décennies écoulées.

Cette stimulation constitue désormais une véritable thérapie contre ces foutues maladies dégénératives qui privent de plus en plus de gens de l’accès aux gestes mémorisés essentiels du quotidien. Vivre (ou plutôt survivre) dans un monde apparemment sans relief, sans couleurs, sans références devient la triste donne d’une forme de dépendance en augmentation constante. Perdre le contact avec son passé, naviguer sans aucune logique inspirée par l’expérience dans le présent et se révéler incapable de se concevoir un avenir mène à une mort sociale douloureuse.

La faculté de conserver et de rappeler des choses passées et ce qui s’y trouve associé, constitue l’un des plus précieux trésors dont nous disposons. Notre esprit conserve avec plus ou moins de précision des souvenirs. Tous n’ont pas la même importance. Tous constituent cependant un patrimoine colossal qui aurait permis aux Africains de prétendre que dans un village lorsqu’une personne âgée disparaît c’est une bibliothèque qui brûle. La difficulté c’est que faute de stimulation, ils s’effacent comme les traces de pas sur la plage avec la marée montante des nouveaux actes de notre quotidien.

Avez-vous tenté de vous pencher sur un album photo, sur des lettres conservées, sur des documents écrits pour vous remémorer l’environnement dans lequel ils ont été conçus ou produits ? La déperdition permet de mesurer la nécessité de figer dans le temps ce que l’on sait du passé. Avez-vous cherché durant des jours sur un cliché de classe, un repas de famille, une équipe de spots collectifs, un mariage ou un événement collectif le nom de celle ou celui qui se trouve près de vous ? C’est agaçant mais tellement précieux. D’autant que ça va disparaître puisque les photos numérisées, les publications sur les réseaux sociaux sont englouties au fur et à mesure qu’elles viennent au monde. Or nous sommes toutes et tous détenteurs d’éléments minuscules de ce qui constituera notre histoire collective. 

Une vieille dame (91 ans) avec laquelle j’ai noué une relation épistolaire à la suite de la publication de mon livre « Les 9 vies d’Ezio » m’a adressé un recueil de ses souvenirs durant la période de l’Occupation. Elle a fait éditer un opuscule dans lequel elle conte ses « aventures » d’enfance dans le village de Sauveterre de Guyenne situé sur la ligne de démarcation. Enfant d’une famille mêlant les immigrations italiennes et espagnoles elle laisse un témoignage poignant mais refuse qu’il soit diffusé. Dommage. Certes il n’y a aucune révélation mais pourtant une vision réaliste de ce que fut cette époque trouble.

C’est parce que depuis des décennies les faits liés à la guerre, à la montée du fascisme, à l’atrocité du comportement d’extrémistes issus des rangs du peuple, à une déshumanisation ont été oubliés, contestés, effacés des mémoires que nous sombrons inexorablement dans le marécage nauséabond du racisme ou de la haine normalisée. A quelques heures de Noël la France a basculé du coté obscur avec un crime odieux d’une dangereux récidiviste contre ‘des « étrangers ». Une bataille juridique et sémantique s’est engagée pour savoir si l’on devait qualifier un acte raciste de « terroriste ». C’est beaucoup moins dérisoire que l’on souhaite le présenter. 

Par exemple lorsque par exemple Le 17 août 1893, dans les marais salants d’Aigues-Mortes – où la récolte du sel et les vendanges rassemblaient plusieurs milliers de travailleurs saisonniers – s’est déroulé le plus sanglant « pogrom » de l’histoire française contemporaine, faisant une centaine de victimes (morts ou blessés) parmi les ouvriers italiens, la motivation « raciste »v et encore plus « terroriste n’a pas été retenue. En dépit des preuves accablantes réunies contre eux, tous les assassins seront acquittés. Ce massacre et ce déni de justice vont placer la France au ban des nations européennes et à deux doigts d’une guerre avec l’Italie.

Finalement, afin de préserver la paix, les deux gouvernements choisiront d’enterrer l’affaire. Personne n’a laissé de témoignage sur cette tuerie. Les mémoires ont oubliées. Ce qui était tragédie a été recouvert par la poussière du temps. Désormais c’est pire. Qui parlera encore dans une semaine de la fusillade contre les Kurdes ?

Cet article a 9 commentaires

  1. christian grené

    Salut grand frère! D’abord je te remercie pouh on message. Eteindre avec moi ma 74e bougie, depuis Créon, démontre à ceux qui ne le savent pas encore que tu as du… souffle. Quand je feuillette mon album de souvenirs, les photos sur lesquelles nous posons ensemble, me réchauffent le coeur. Elèves tous les deux d’Antoine Blondin, nous avons fait nôtre son credo: « L’amitié me sert de manteau ».
    Bonne journée -avant de parler de bonne année – à tou(te)s!

  2. J.J.

    … aurait permis aux Africains de prétendre que dans un village lorsqu’une personne âgée disparaît c’est une bibliothèque qui brûle….

    Lorsque je disparaîtrai, ce n’est pas une bibliothèque qui brûlera, mais toutes les connaissances, les techniques, les récits et histoires que j’ai patiemment amassés, surtout pour les transmettre, partiront avec moi, n’ayant trouvé personne ayant bien voulu en profiter(c’est vrai que j’en ai transmis un peu aux enfants qui me furent confiés, mai s’en souviennent-ils ?). Partager des connaissances est pour moi un rare bonheur.
    Tant pis pour « eux ». Après tout c’est peut être un sentiment égoïste et prétentieux qui m’anime et me fait surestimer le « legs » que j’aurais aimé faire.

    « C’était la guerre et j’avais dix ans … »moi j’en avais trois, et je me souviens de certains faits quasiment comme si c’était hier. Sans avoir eu personnellement à en souffrir, j’ai pris conscience très tôt de l’ abominable racisme institutionnel. Comme « Lili », je l’ai écrit, je ne l’ai pas édité, mais je l’ai distribué à mes proches et fait archiver pour que le cas échéant ça puisse servir un jour à des chercheurs en histoire, l’impression d’être peut être un peu utile.
    Un petit extrait de mes « mémoires.

    IV ) Monsieur Jacob
    Les lois antijuives furent immédiatement appliquées avec la plus exacte rigueur, le signe extérieur étant évidemment le port de l’étoile jaune qui attirait l’attention sur les personnes qui la portaient. Cela faisait naître un sentiment de malaise indéfinissable. Je me posais bien des questions à ce sujet, plus tard j’eus la réponse….

    Parfois, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, catholique très pratiquante, nous rencontrions un vieux monsieur coiffé d’un feutre mou, bien vêtu, petit, un peu enveloppé, très digne avec sa grande barbe blanche. Ma grand-mère me disait :
    _  » Va dire bonjour à monsieur Jacob ».
    Je m’avançais vers lui, je levais ma casquette et lui tendais la main. Il me disait quelques mots gentils, échangeait quelques mots avec ma grand-mère, et nous repartions.
    Puis nous n’avons plus rencontré monsieur Jacob, nous n’avons plus entendu parler de lui.
    Sur le veston de monsieur Jacob était cousue une étoile jaune…
    …Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux jamais penser à monsieur Jacob sans ressentir une peine immense, de même lorsque l’on évoque les Justes et les malheureux persécutés qu’ils tentèrent de sauver.

    Je n’ai jamais oublié monsieur Jacob, il y a peu; j’ai retrouvé, dans un petit ouvrage écrit par des descendants de déportés juifs, la trace de monsieur Jacob et en écrivant ces mots j’ai de la peine à ne pas pleurer.

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami très cher ami J.J.…
      Qui a dix années de plus que moi… et à qui je transmets mes respectueuses pensées…
      Douleur d’enfance… :
      Quand ton ami Jacob t’a quitté… Tu en ignorais le pourquoi… !
      Et comme toi, plus tard, j’apprendrai ce terrible pourquoi Eli et Jordi nous avaient quittés… Ils avaient mon âge, étaient des copains du quartier…
      Je suis restée longtemps avec cette question en tête… « pourquoi m’ont-ils abandonnée » ? Jusqu’à ce que la vérité éclate… !

  3. Philippe Labansat

    Oui, la mémoire est importante, mais très important aussi, selon moi, c’est que l’on doit sans cesse construire et renforcer son humanité tout au long de sa vie.
    Cette construction est familiale, bien sûr, puis sociale (éducation, relations, amitiés). Mais elle ne doit pas s’arrête là, s’exposer aux croyances à la superstition à la conviction de celui qui parle le plus fort.
    Construire son humanité, c’est sans arrêt chercher à comprendre le monde et les personnes qui nous entourent. Fouiller, rechercher, apprendre, ne pas se laisser bercer par les préjugés, par le prêt à penser, le prétendu « bon sens » des un(e) ou des autres, les rengaines pernicieuses de certains médias.
    En construisant sans cesse son humanité, aucune chance de finir raciste, xénophobe, mysogine ou autre.
    Par contre, on a toutes les chances de devenir serein, assez accompli, ouvert aux autres, bref, un homme ou une femme plutôt heureux(se)…

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami Philippe…
      Pour construire sonHumanité, ne faut-il pas connaître son Histoire ?

  4. Laure Garralaga Lataste

    Pour vaincre le traumatisme — el traumas — des douleurs insupportables…
    Il faut les écrire… ! Les hurler… ! Jusqu’à les éradiquer.

  5. Bruno DE LA ROCQUE

    Je me sens concerné par ce texte et par certains commentaires.
    Ce que je sais des restitutions de ma mémoire, c’est l’écrasement des faits les plus récents (i.e. entre 1980 et 2010) et la diminution de mes facultés de physionomiste… avec en revanche et de plus en plus des retours sur mon passé lointain. Ainsi mets-je facilement aujourd’hui des noms sur de vieilles photos de classes des années 50 (et même de la fin des années 40). Et puis, il y a la zone des souvenirs ± « assistés », reconstitués par les dires de mes parents. De l’occupation et de la guerre, j’ai quelques souvenirs « certains », visuels, de bombardements et d’abris, et surtout de l’arrivée des premiers blindés américains à Orléans. En 1943 je me souviens de la mort de ma petite sœur en raison du grand cri que poussa ma mère, mais juste ce flash. Même année, une photo de ma grand-mère maternelle, ma petite sœur et moi dans un parc fait que j’ai toujours été persuadé me souvenir de l’évènement tandis que mes parents me disaient que c’est la vision de la photo qui « fabriquait » le souvenir dans ma petite tête… En 1944 nous avons eu à la maison un réfugié, Claude, un peu plus âgé que moi, avec une vilaine blessure à la jambe. Ça, c’est un souvenir certain (sauf que je ne situe pas les dates avec précision…). J’ai parfois tenté de demander à mes parents qui il était. Était-ce un enfant d’une famille juive (à l’époque on disait « israélite ») ? Le sujet fâchait, comme de demander de quoi ma petite sœur était morte… Ma mère morte en 1994, j’ai essayé d’en savoir un peu plus avec mon père ; pas mieux ! Ce dernier est mort en 2007 (96 ans) et j’ai trouvé dans ses papiers une lettre du Commissariat aux Réfugiés remerciant mes parents de ce qu’ils avaient fait et j’ai cru comprendre que les parents étaient disparus, peut-être même morts, lors de bombardements alliés.

    J’ai noté le commentaire de Christian Grené, beau témoignage de ce que peut-être une amitié née sur les bancs de l’école. Quant à J.J., il reprend cette remarque de la perte de mémoire collective avec le décès des « vieux ». C’est un truc qui me taraude, mais je n’ai absolument pas le courage, pas la volonté, d’essayer de coucher quelque chose de suivi sur le papier. Du temps de mon blog au NouvelObs, j’avais entamé une chronique qui allait de mes 18 ans à mon service en Algérie avec de nombreux retours en arrière dont ceux concernant mes 15-18 ans en école d’agriculture. Je rattachai cette période initiale (2018) à la gare d’Angoulême (rencontre de mes patrons et départ pour l’exploitation agricole charentaise dont je serai le salarié jusqu’à mon départ sous l’uniforme) que je revoyais régulièrement au cours de mes nombreux AR à Paris pour le boulot, soit de Libourne du temps où j’habitais Bourg s/Gde, soit de Bx-St Jean. Je n’ai jamais su comment me récupérer numériquement ces contenus, par conséquent passés par pertes et profits… J.J. m’interpelle également car, dans les affaires de mes parents, j’ai retrouvé un cahier de dessins d’Auschwitz (terrible !) dédicacé par l’auteur comme à des amis.

    1. Bruno DE LA ROCQUEbb

      Erreur de frappe : la « période initiale » évoquée est 1958 et non 2018 !!!

  6. Christian Coulais

    Très bel article et très vrais propos, quant sera-t-il demain, après-demain ?

    Je connais une personne, praticienne en histoire de vie & sociologie clinique, qui pratique la collecte de données, voici sa pratique.

    RECUEIL DE RECITS DE VIE / Transmission et valorisation de mémoire auprès des personnes âgées.

    A /PRÉSENTATION ET OBJECTIFS :
    Dans le cadre d’un projet global de développement des collectivités locales, la mise en
    valeur du patrimoine culturel est une étape essentielle. Ce patrimoine est constitué d’une mémoire, d’un vécu passé qu’il est important de révéler pour étayer et valoriser l’identité locale actuelle.
    Cette mémoire collective est donc à recueillir en donnant la parole aux témoins vivants.
    L’approche et méthodologie du recueil des récits de vie favorise le lien social, valorise
    l’identité des anciens conteurs de leur parcours de vie et nous permet de transmettre une mémoire collective « vivante ».
    Le récit de vie constitue un moyen de connaissance qui permettra de construire une réalité commune, et finalement, les paroles des anciens transformés en récits, appuyées par la banque de données iconographiques ( photographies, films etc…) deviennent des outils très pertinents de diffusion culturelle.

    B/ MODALITÉS D’INTERVENTION
    L’intervention se déroule dans le cadre d’entretiens individuels et s’adresse à des
    personnes libres et volontaires, susceptibles de raconter leur vie ou une partie de leur vie, un événement précis, un simple souvenir autour d’un objet ou d’un personnage.

    L’entretien :
    Le rôle de l’intervenante est d’accompagner la personne à se dire, à faire part de son
    témoignage sur un thème précis ou sur une partie de sa vie. Cet accompagnement se fait avec une réelle écoute, avec respect et confidentialité. La personne ne dit que ce qu’elle désire, elle décide de son degré d’implication dans le récit. L’intervenante est là pour reformuler afin de rendre le récit plus compréhensible.
    Si la personne le désire, il sera possible de prendre un temps pour collecter des photos, journaux, etc…

    Les entretiens sont, avec l’accord du narrateur, enregistrés et retranscrit par les soins de l’intervenante. La re-transcription écrite est systématiquement relue au propriétaire du récit (un contrat relatif aux témoignages oraux collectés par une institution est signé par le narrateur).

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