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Serge, le maître disparu du silence partagé

Hommage rendu entouré de mes copains de l’Ecole Normale d’Instituteurs à Serge Cartron avec lequel j’ai partagé 60 ans de ma vie. Je sais c’est long à lire mais 60 ans… C’est aussi long 

Serge, notre camarade, mon frère de cœur, tu as toujours eu un caractère bien trempé endurci même par les coups de la masse du forgeron de la vie. Chauffé à blanc par ce que tu estimais être des injustices, des entorses aux valeurs qui étaient les nôtres, des manquements aux engagements pris ou aux défaillances dans les combats, il a été renforcé par une plongée dans l’eau glacée de la réalité.

Je l’ai maintes fois vérifié durant ces soixante ans de notre cheminement commun sur les sentiers des montagnes où jamais tu ne t’arrêtais avant d’être parvenu au refuge ou au sommet que tu avais repérés. Rien ne t’a jamais empêché d’aller où tu voulais ! Aucun effort ne te rebutait pourvu qu’il te permette de donner vie à ton idéal de justice, d’intégrité et de progrès. Et il n’y avait jamais eu de cris de victoire, de démonstrations ostentatoires mais une joie intérieure profonde, mesurée et simplement visible dans ton regard, ce miroir d’un esprit fait à la fois dur et exigeant indulgent et souriant.

Je n’ai jamais su si comme pour beaucoup de normaliens, tu avais été imprégné de cette attitude intransigeante durant nos quatre années de séminaire laïque, ou si ce sont simplement les turbulences de ton existence qui l’avaient réveillée et renforcée. L’adolescent peu épais, un tantinet secret, préoccupé avait vite plongé dans le marécage où s’enlise l’optimisme dès ton arrivée à l’internat de Bourran. La mort d’une tumeur maligne incurable au cerveau de ton père t’avait causé une déchirure intérieure dont la cicatrisation a été longue et peut-être même jamais terminée. Tu m’en as parlé en peu de mots une fois et jamais nous sommes revenus sur ces moments douloureux. Ils avaient été aggravés par une trahison t’ayant fait perdre tous les liens affectifs avec ta famille. Tu en souffriras durant soixante ans.

Le hasard du partage imposé des cellules du château, la fraternité du football ainsi que nos caractères opposés ont fait que, parce que c’était toi et c’était moi, nous nous sommes estimés et vite retrouvés dans la résistance au système que l’EN nous imposait. Une résistance salvatrice car durant quelques semaines tu as été proche de l’enlisement dans les sables mouvants de la dépression, du repli sur soi, du désespoir.

Tu avais trouvé refuge dans le monde du silence et tu ne l’a pas quitté. J’ai vite appris avec toi que la vérité adorait les habits du silence, qu’elle s’en nourrissait davantage que des paroles, qu’elle en sortait parfois nue mais plus forte. J’ai appris auprès toi à communiquer par le silence. Tu ne me disais rien mais la nature de ton mutisme traduisait ta pensée. Il était réprobateur, consterné, déçu, approbateur ou encourageant. Tu usais des mots avec parcimonie.

Serge, tu le savais. Les apparences sont trompeuses. Si j’étais le feu parfois apparemment un peu trop brûlant, tu étais le roc inébranlable, compact, rude qui résistait aux chocs. Jamais ce rapport entre nous n’a changé. Sans toi durant ces soixante ans j’aurais brûlé et gâché bien des opportunités, j’aurais manqué des rendez-vous, je n’aurais pas réussi ce que j’espérais Tu donnais sans jamais réclamer. Tu offrais sans compter mais tu avais horreur de recevoir. J’ai partagé avec toi un silence lumineux ou sombre parsemé de fulgurances réprobatrices ou encourageantes.

Au foot, tu ratissais tous les ballons avec agressivité, pugnacité, réussite pour nous les apporter devant. Au rugby lors des matches inter-promos tu fus un normalot parfait en fonçant dans la bagarre. Au tarot tu ajoutais l’audace à la technicité. Et dans tant d’autres moments dont nous nous souvenons les uns et les autres j’ai toujours eu le sentiment que tu te battais contre comme un démon contre tes démons.

Serge, un dimanche tu as rejoint la tribu Darmian. Tu ne l’as plus quittée. Tu as pourtant inquiété ma mère quand le Colibor te tordait le foie et les boyaux. Tu as trouvé dans mon père un nouveau point d’ancrage et avec Alain nous sommes vite devenus trois Mousquetaires trouvant sur les pelouses des stades des affrontements pour satisfaire nos appétits d’exploits. Nous avons été heureux. Ta rencontre avec Françoise t’a apaisé et redonné la confiance qui te manquait. J’ai alors partagé avec toi un silence plus lumineux parsemé pourtant de fulgurances réprobatrices ou encourageantes.

Nous avons bâti, encadré avant notre majorité légale, le fameux voyage de promotion en RFA et surtout en RDA. Nous avons flirté avec le parti communiste. Nous avons distribué le fameux petit livre rouge de Mao. Mais jamais tu n’as admis de te laisser dicter ta conduite ou tes engagements par qui que ce soit ! Tu étais un esprit libre ne souffrant aucune contrainte contraire à tes convictions profondes.

Serge, notre camarade, on frère de cœur tu as toujours marché devant moi. Tu es né huit jours avant moi. Tu t’es marié huit jours avant moi. Tu t’es installé à Lormont avant moi. Tu as quitté les socialistes bien avant moi. Tu as ainsi éclairé mon chemin (et comment en serait-il autrement) parsemé de rares moments difficiles. Nous avons continué à échanger, à créer, à bâtir, à agir en bons instituteurs solidaires et déterminés. Tu emportes avec toi notre projet de création de notre école de pédagogie Freinet que nous voulions installer pour former des enfants à l’autonomie, la responsabilité et la citoyenneté tellement nous étouffions dans un système stérilisateur et dangereux.

Nous sommes tous deux restés à vie des instituteurs. Nous l’étions à notre manière, avec notre originalité. Tu as été un vrai artisan boulanger de l’éducation, respectable et donc respecté, car tu savais trouver en chaque enfant le levain d’une réussite. Nos carrières ont été communes et nous nous sommes finalement rejoints pour créer le centre des classes citadines. Tu y as assumé la plus grande part du travail avec une infinie indulgence à mon égard et un dévouement sans bornes.

Méticuleux, passionné par les statistiques précises, soigneux de tout, rigoureux tu as été toujours dans l’ombre mais avec une efficacité exceptionnelle, tu as tout donné à ce centre et plus encore tu m’as encore une fois protégé et soutenu. Serge, je me suis laissé porter par ton amitié en sachant que tu n’exigerais rien en échange et qu’il me suffirait de l’entretenir.

Vous les élèves qui avaient croisé sa route, Françoise, Emeline, Olivier, Ninon, Lilou vous n’imaginez pas combien l’ours bourru éprouvait de la tendresse, de la sollicitude et plus encore de fierté pour vous. Vos réussites constituaient un onguent précieux pour soigner sa déchirure intérieure. Il fendait parfois avec moi l’armure et laissait filtrer un sourire d’indulgence ou d’amitié. Il ne supportait pas que l’on touche à vos parcours, à vos choix, à vos engagements. Il devenait féroce si on mettait en doute la sincérité des engagements de Françoise. Il explosait s’il interprétait tout acte comme une trahison.

Serge tu t’en vas le premier. Toujours le premier. Ce n’est pas la meilleure manière de nous quitter. Tu aurais pu dire à la Camarde qu’elle patiente un peu. Nous avions encore tant à partager. Nous n’avons pas eu assez de temps pour le faire avec toi. Tu aurais pu cultiver ton jardin dans tous les sens de cette expression encore quelque temps. Serge pardonne-moi les déceptions que je t’ai procurées. Je les assume. Je les regrette. Elles demeureront comme des plaies vives.

Brassens dans une supplique pour être enterré sur la plage de Sète résume ce que tu aurais souhaité :

« Note ce qu’il faudrait qu’il advînt de mon corps,
Lorsque mon âme et lui ne seront plus d’accord
Que sur un seul point : la rupture.
Quand mon âme aura pris son vol à l’horizon
Vers celles de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes,

Que vers le sol natal mon corps soit ramené. »

Serge, notre camarade, notre ami, mon frère de cœur tu as pour la première fois de ta vie baissé la garde et le mal t’a emporté. Le cancer est sans foi, ni loi ; sans pitié et sans respect. Nous n’y étions pas préparés.

Vous ses proches, ses vrais compagnons, ses anciens collègues, ses camarades pensez à ce qu’Axel Kahn homme de courage et de lucidité a délivré comme message quelques jours avant sa disparition : « après la mort il n’y a rien, mais il y a peut-être le souvenir que vous pourrez garder de moi et ça c’est une forme d’immortalité »

Nous l’espérons pour toi qui vient d’entrer dans le monde du silence de l’immortalité, celui qui te protégera. Tu nous manques déjà et je te promets que tu garderas la plus belle des places dans mes souvenirs secrets et silencieux. J’ai perdu celui que j’ai aimé et pour moi c’est terrible mais le pire eût été que je ne le rencontre point. Salut mon camarade, mon ami, mon frère de cœur.

Cet article a 4 commentaires

  1. Florence Mothe

    Désolée de la mort de Serge Cartron. Amitiés à Françoise qui est une femme formidable.

  2. Laure Garralaga Lataste

    ¡ Cuando un amigo se va, algo se pierde en el alma…!
    Quand un ami vous quitte, quelque chose se brise en vous…!
    Fidèle amitié à vous deux, Serge et Françoise !

  3. LAVIGNE Maria

    Respect !

  4. Batailley

    Elève de Serge Cartron dans les années 76, 77, à Lormont, je parle toujours de lui en disant « mon maître ».
    Et je mesure ma chance.
    Toutes mes condoléances à sa famille et à ses proches.

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