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Le petit monde des joueurs d’hippodromes

Ils sont là attablés comme des élèves qui bûcheraient avant une interrogation écrite. Penchés sur le même livret, Bic en mains, ils suivent les lignes en silence. En scrutant chaque mot, chaque signe, ce quatuor bosse dur ! Il prépare avec une louable application leurs devoirs pour l’après-midi. Ce sont les premiers dans la vaste cour de récréation que l’on appelle ici hippodrome. Installés au soleil ces deux couples ne plaisantent pas préparant dans le calme les paris qu’ils effectueront solidairement sur les neuf courses du jour.

Bien que l’heure soit encore matinale, le petits godets en Pyralex formatés pour les cantines sont teintés de rosé. Une bouteille posée sur une table grise sur à grosses gouttes. Elle n’aura pas le temps de perdre de sa fraîcheur initiale. Quand certains intellos de la statistiques se noient dans le café, eux débattent en se faisant des verres. Ces Mousquetaires du Paris réellement mutuel et urbain tant ils s’écoutent et adoptent le principe du « Un pour tous et tous pou un » après moultes discussions. Ils viennent jouer aux petits chevaux. 

Leur technique ne varie pas ; dénicher à travers les éléments en leur possession le cheval de « trois » qui leur donnera le sentiment d’être des connaisseurs. Le ou la quatrième finira par s’incliner. Cet esprit collectif renforcé par la fiole à l’étiquette annonçant simplement qu’il s’agit du « rosé de l’été » a quelque chose de touchant. Leur plaisir de sortir une pièce de deux euros pour nourrir un espoir d’un « gain de beauté » reflète la catégorie des parieurs ne jouant que pour avoir la satisfaction de ne pas perdre. 

Lentement les tables se garnissent. Les arrivants s’installent avec une motivation plus ou moins forte pour le programme commun disponible à l’entrée et qu’ils roulent avec autant de dextérité que les petites mains alliant la galette et la saucisse. Le temps ne presse pas. Leur réflexion se voudra plus spontanée, plus instinctive, plus improvisée mais dans le fond pas moins efficace. Le nom du cheval toujours d’une certaine noblesse tarabiscotée leur servira de repère essentiel mais bon nombre d’entre eux se contenteront de prêter des valeurs exceptionnelles aux chiffres de leur date de naissance. Ils imputent leurs échec uniquement à la versatilité de Dame chance. La gente féminine y est majoritaire. 

Ces parieurs là avouent difficilement leur incompétence mais ramènent bruyamment leur science lorsque le sort leur est favorable. Un regard distrait sur la liste renseignée des engagés sert à affirmer qu’il y a dans leur choix une part de connaissance hippique. On les confond avec les faux prophètes qui adoptent le même détachement et que l’on consulte si on les connaît bien du regard au passage. Eux ils distribuent avec parcimonie ce que le commun des mortels baptisent un tuyau. Il le tient du gars qui a vu le gars connaissant bien le chauffeur du van ayant emmené les chevaux… S’il se révèle trop généreux dans sa distribution aux copains de ses trouvailles, la méfiance doit être la règle : le gars n’est pas fiable et travaille à l’esbrouffe. 

Les meilleurs restent les silencieux, les penseurs, les mystérieux. Au rond de présentation, ils viennent discrètement chercher une confirmation. Leurs oreilles traînent du coté des vans. Tels des détectives ils traquent les indices d’une défaillance ou d’un exploit potentiel. Les yeux rivés sur l’évolution en direct des jeux par partant, ces s »spécialistes » tentent le gros coup. Leurs paris turfs s’effectuent dans la discrétion. Eux ne murmurent pas à l’oreille des chevaux mais à celle de l’employée du PMU. Toujours le même guichet surtout si les gains sont au rendez-vous et un dextérité pour empocher les billets surtout pas étalés devant la file des gens ordinaires. Pour le parieur émérite, il n’y aura aucune démonstration intempestive tant dans le succès que dans l’erreur. Il sent les résultats plus qu’il les analyse.  

L’hippodrome rassemble une société avec ses gagne-petit, ses perdants impénitents, ses vantards ostentatoires, ses illusions perdues et ses malins qui ne vivent pas que d’espoir. Pas de petit écran castrateur des émotions, pas d’anonymat des joueurs à distance. Ici on vit le jeu avec quelques euros en poche. La réussite réside dans le seul fait de ne pas perdre… ce qui se révèle impossible sauf si on parvient à s’arrêter sur un bon coup. Pas si facile que ça ! Le quatuor revient au point de départ et compte discrètement sa « fortune » collective. Quelques billets de dix euros et de la monnaie. Juste ce qu’il faut pour payer l’apéro du soir mais pas pour s’éclater. Toute la journée l’imprévu a bouleversé les plans initiaux et finalement chacun a repris son autonomie. Ils attendront la prochaine journée de courses pour renouer avec leur rêve !

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