instantanés d'été (12) : le sang chaud de la plancha

Le sarment a été, durant des décennies, l’auxiliaire principal de la gastronomie estivale girondine, mieux, un label de bonne chère. Il garantissait la cuisson naturelle par excellence donnant un fumet particulier à une alose, une entrecôte, des côtes d’agneau, une côte de bœuf ou des anguilles… Tout était possible grâce à ces branches de la vigne dénudée, allumées avec un journal Sud Ouest dépassé par une actualité plus rapide que le temps. Dans toutes les familles ayant quelques racines locales, on conservait à l’abri ces « fagots » spéciaux que l’on était allé constituer dans le froid hivernal. En entrant dans une ferme ou une maison ancienne, l’importance du tas de sarments servait de repère indiscutable à l’invité sur la qualité de l’accueil.
Les familles où l’on consommait des dizaines de paquets, ligotés avec un fil de fer ou mieux avec un lien en osier, vivaient souvent en autarcie, et elles réservaient l’épreuve du feu aux mets authentiques, tirés du congélateur. Depuis quelques années, le cours du sarment taillé en brosse, soigneusement fagoté, n’a cessé de grimper, car les personnes susceptibles de l’assembler ne sont plus légion. On broie, on déchiquette, on pulvérise comme disait Bernard Blier dans les tontons flingueurs. Il faut se battre pour trouver une vigne sans risques, dans laquelle il soit possible de se faire une réserve de bois à grillades. En effet, un sentiment de méfiance s’est installé à l’égard de ce combustible qui, pourtant, constituait le nec plus ultra de la culture culinaire girondine, puisqu’il faisait le lien entre la terre, la viande, le poisson et le vin.
Désormais, la plancha a triomphé de tous les sarments arrosés de produits chimiques donnant une saveur particulière aux aliments. Le réchauffement climatique fait remonter vers le Nord les habitudes et les effluves espagnoles de ce mode de cuisson. Tout le monde veut « sa » plancha, qui lui procure l’immense plaisir de devenir un Bocuse du surnaturel. Le Comité des fêtes de Créon s’est mis au goût du jour pour les soirées festives de la piste sous les étoiles, et tous les producteurs-cuisiniers ont adopté cette mutation technologique, qui tourne le dos au terroir, mais qui rassure la clientèle.
La grillade demeure pourtant le plat impérial de l’été. Elle conjugue rapidité, originalité et saveur. L’homme abandonne alors la zapette, sceptre de son pouvoir familial sur la télévision, pour se muer en maître-queux, ce qui convient à son ego. Il a acquis dans une grande surface une plancha qu’il juge exceptionnelle par sa facilité d’utilisation et il s’est muni de ces ustensiles que les bourreaux de l’inquisition n’auraient pas désavoués : piques, fourches, pelles, racloir…pour pouvoir impressionner les visiteurs du soir. Le journal a disparu, les allumettes récalcitrantes aussi, les cageots brisés en petits morceaux ne sont plus utiles et le grill et le barbecue ont été relégués au rayon des objets pour brocante. L’homme à la plancha, sorte de Don Quichotte ou de Sancho Plancha de la cuisine estivale a fait son entrée dans la légende familiale. Plus question pour lui de faire le moulin à vent pour activer une flamme récalcitrante, ou de ressentir les affres du gazage par fumées se voulant aussi mouvantes que le vent qui les pousse. La plancha devient la Rolls de la réception festive d’été.
En fait, on oublie souvent que l’essentiel reste ce que l’on pose sur la plaque de fonte. L’entrecôte devrait par exemple en être prohibée puisqu’elle y perd l’âme que lui donne la braise infernale soigneusement disposée sous elle. Elle redevient un bout de bidoche d’été que l’échalote ne parvient pas à sauver, même si elle a été préparée avec soin par un boucher connaisseur. Une tranche de bœuf de Bazas ne doit être condamnée qu’au bûcher, car elle ne peut pas mourir autrement, sous peine de sacrilège. La plancha lui retire en effet toute noblesse. C’est pratiquement maintenant la seule référence pour de bons sarments noueux et robustes, car tout le reste finit sur une plaque en fonte. Il s’agit simplement maintenant de chercher le bon produit, car c’est de sa saveur que dépend le résultat gustatif.
En définitive, le progrès considérable de la plancha, c’est qu’elle est opérationnelle à l’extérieur et qu’elle préserve la cuisine de toutes les odeurs exhalées par des produits habituellement interdits de séjour. Tous les poissons trouvent leur vraie place dans les assiettes puisqu’ils n’empestent que le voisinage… bien informé ainsi de la présence, sur l’espace surchauffé, de sardines argentées ou des tranches de thon de moins en moins rouge. Tout devient possible, puisque le ciel absorbe les « parfums » de ces grillades odorantes. Les audaces deviennent alors accessibles à tout un chacun en matière de choix sur l’étal du poissonnier : moules, lotte, espadon, merlu… et la plancha transforme en met réputé valable pour la santé, et surtout le régime, les trouvailles les plus saugrenues. Le végétarien rêve de ces tranches de légumes rôties sur un feu invisible avec une goutte d’huile d’olive..; et saupoudrées d’herbes réputés venir des garrigues provençales.
Il existe aussi des choix plus rustiques, que détestent souvent les bobos de la plancha. Avez-vous par exemple essayé cet été les « tricandilles » ? Les tripes de cochon ressemblant à de la dentelle plus ou moins fines sont utilisées le plus souvent dans des andouilles aseptisées. Là, elles frisent dans leur état naturel et doivent être grillées le plus simplement possible. Inutile de prévoir des sauces sophistiquées, car la tricandille se suffit à elle-même. De l’ail finement coupé, placé sur cet intestin plus ou moins gras, donne la pointe suffisante pour réveiller les papilles endormies. Bien évidemment, le grill sur des sarments du vignoble reste le dispositif idéal mais, si vous êtes un véritable amateur de ce met oublié depuis que le porc n’appartient plus à la vie quotidienne, vous serez pardonné de prendre le risque d’enfumer votre entourage avec les fumées de la plancha. Un seul conseil : ne faites des tricandilles que si vos invités sont authentiques et tenus à distance, car si le vent tourne, ils peuvent revenir chez eux avec un parfum du terroir…

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