Des noms de pierre pour des fantômes

Voici l’essentiel du discours que j’ai prononcé, devant plus de 150 personnes, pour le 11 novembre à Créon.

« Si l’on en croit cette dame respectée pour la qualité de sa pensée qu’était Marguerite Yourcenar « la mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir ». Elle résume parfaitement ce qui risque d’arriver dans quelques temps pour les hommes dont le nom figure sur notre monument aux morts pour la France, si nous cessons de nous rassembler aussi nombreux qu’aujourd’hui autour de ce lieu symbolique.
Lentement, ceux qui ne sont plus que des lettres abstraites, gravées dans la pierre, ont en effet perdu toute consistance humaine. Ils n’appartiennent plus aux souvenirs de femmes, de fils, de filles qui pouvaient mettre un visage, un regard, un geste, un événement sur ceux qui sont devenus des fantômes de la Grande Guerre. Ils ne sont même plus dans les cimetières abandonnés des mémoires. Et pourtant, si l’on reconstituait ce qui a fait leur vie quotidienne avant que la mort ne les fauche, dans la boue, le froid, la puanteur ou la peur panique, pour les transformer en matricule porté sur une longue liste anonyme des victimes du devoir citoyen, nous retrouverions la vérité.
Tous jouaient un rôle social plus ou moins important dans la vie collective.
Tous avaient un engagement fort pour servir une famille, une entreprise, un service aux autres.
Tous avaient seulement l’ambition de réussir leur vie, alors que, morts en héros, ils ont, contre leur gré, réussi leur mort.
Cette guerre 14-18 a été celle de la souffrance durable au quotidien, celle des espoirs enterrés dans la triste réalité d’un affrontement cynique entre des gouvernements ignorant la volonté populaire.
Il y a un siècle aujourd’hui, toutes et tous étaient loin d’imaginer la tournure que prendrait leur vie.
Ils traversaient le temps au rythme des saisons, des récoltes, de l’école, des commerces, des bureaux ou des usines.
Ils étaient probablement indifférents à la chute d’un gouvernement Briand, incapable de réunir une majorité à l’assemblée, ou plus encore à la victoire écrasante des démocrates aux élections américaines avec, parmi les nouveaux venus un… sénateur socialiste.
Ils ne savaient pas encore que Jaurès, qui demandait la réintégration des cheminots sanctionnés pour leur participation au mouvement social, ne serait jamais écouté quand il affirmait, au Congrès de Copenhague, qu’il était nécessaire que les peuples se réunissent pour une action commune sur tout le continent, afin de faire reculer l’opinion dominante qui voulait que la guerre soit inévitable.
Ces hommes dans la force de l’âge étudiaient, travaillaient, avec le sentiment que seule la réussite individuelle conduirait au bonheur matériel.
Ils se retrouveront plongés dans un cataclysme collectif ressemblant à un tsunami sanglant, qui engloutira les consciences et qui assassinera toute volonté solidaire de ne pas justifier le fait que, dans de nombreuses circonstances, l’homme devienne un loup pour les autres hommes.
Ces noms sur notre monument aux morts portent l’affection des mères, des épouses, des frères ou des sœurs quand ce n’était pas celle naissante des enfants.
Ces noms sur notre monument aux morts ont été tracés avec la souffrance indicible, avec l’angoisse prégnante, avec le fracas des armes, avec le sang de ces soldats enfouis dans les ténèbres des tranchées.
Ces noms méritent, mesdames, mesdemoiselles et messieurs que nous passions une part de notre temps à tenter d’expliquer aux générations actuelles que leur présence n’est que la résultante de l’attachement de ceux qui les portaient aux valeurs de notre république.
Ces noms expliquent, par leur nombre, combien à leur retour, les mutilés, les gazés, les traumatisés psychiques ont immédiatement éprouvé le besoin de clamer : « plus jamais ça ! ».
La guerre, horrible machine à broyer les corps et les esprits avait été tellement monstrueuse, sur le front certes, mais également dans les familles, que plus personne ne pouvait envisager qu’elle renaîtrait dans l’esprit d’hommes de pouvoir. La guerre inhumaine, car dépassant la raison et la pensée, revient sans cesse dans une histoire dont personne n’est capable d’enrayer le cours. Les Jaurès existent encore, mais les hérauts de la vengeance, de l’attentat, des bombardements ne les entendent toujours pas !
Je vous remercie, au nom de l’équipe municipale, de tous les présidents des associations de mémoire, pour ne pas avoir, fidèlement pour la plupart d’entre vous, mis un mouchoir sur ce devoir de mémoire qui doit nous habiter dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres.
Rien n’est jamais acquis. Nous le constatons chaque jour. Il n’y a rien de plus fragile que la solidarité, la tolérance, le dialogue ou la paix. La violence perce dans tous les actes de notre société puisqu’elle plonge dans la tourmente des femmes et des hommes vivant leur destin social dans la plus grande des précarités. Ils sont fusillés socialement, pour l’exemple, dans une société du profit inhumaine.
Dans les tranchées, nul n’était sûr du lendemain et même parfois de l’heure et même de la minute suivante. Dans les familles, dont un élément était parti pour défendre des valeurs beaucoup plus solidement ancrées dans la société d’alors que dans la nôtre, personne n’osait imaginer le pire, qui finissait toujours par ne pas arriver qu’aux voisins.
Nous savons toutes et tous que le combat contre la mort est perdu d’avance, car l’issue que tout le monde espère la plus lointaine possible, est inexorable. En revanche, nous devons gagner, pour construire l’avenir qui repose sur notre capacité à mener le combat quotidien contre cet oubli qui conduit les sociétés au néant.
Je vous remercie encore chaleureusement et sincèrement de nous aider, par votre présence, à mener ce qui est devenu le combat essentiel de notre époque. Tout ce qui a été imaginé, construit, développé à partir du sacrifice de ces millions de citoyens soldats, n’est pas à jeter aux orties de l’histoire, comme notre pays est en train de le faire.
Pour ces noms, auxquels nous devons la fidélité, il nous faut affirmer que seul l’esprit collectif permettra de sortir le monde des spasmes qui l’assaillent.
Pour ces noms, auxquels nous devons le respect, il nous faut sans cesse être vigilants sur les germes de la haine et du mépris qui traînent dans les propos officiels.
Pour ces noms, auxquels nous devons reconnaissance, il nous faut rappeler ce constat de Foch : « parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ». Et nous sommes sur cette voie (…)

Cet article a 2 commentaires

  1. Gilbert SOULET

    Salut Jean-Marie, Maire de Créon et Conseiller Général de Gironde.

    Ta lettre est belle et à faire lire dans les écoles de la République!

    J’ai été tellement décontenancé ce matin pendant la cérémonie dans ma Commune de Pertuis en Luberon – l’autre bout de l’occitanie – que je me suis fendu d’un courriel aux élus, membres du souvenir Français; Il est le suivant:

    Bonjour,

    Ce jeudi 11 novembre 2010 la commémoration de l’Armistice de la Guerre de 1914-1918 a donné lieu à un hommage particulier;
    Ce n’est qu’après la cérémonie rendue à Pertuis et mon retour à la maison que j’en ai compris les raisons;
    J’avoue avoir été déstabilisé par cette insistance à commémorer les sacrifices de 14-18 en y mêlant le Général de GAULLE, et 39-45 réservé au 8 mai !?!
    Cette année a été l’occasion de célébrer le 90ème anniversaire du choix et du transfert du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe. C’est, en effet, le 11 novembre 1920 qu’a été organisée cette cérémonie, après une décision unanime des députés de la République, afin de saluer le sacrifice de plus de 1,4 million de soldats français tués en quatre ans de guerre.
    Tandis qu’aux pieds de l’Arc de Triomphe, le Président de la République rendait cet hommage aux Poilus pour rappeler à travers la pose d’une plaque commémorative la manifestation des lycéens et étudiants parisiens qui défièrent l’armée d’occupation le 11 novembre 1940, Pertuis en faisait de même avec la lecture par notre Maire de la lettre de Monsieur Hubert FALCO, Secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens combattants; Les remises de diplômes et de médailles se succédèrent aux anciens de 39-45, et, parmi les gerbes traditionnelles fut remarquée celle des résistants du 11-11-40 en forme de Croix de lorraine et de mini chrysanthèmes bleus en hommage à Charles de GAULLE.
    Aujourd’hui, il ne reste presque plus de témoins directs de la Grande Guerre. Depuis leur retour du front, les survivants de la Grande Guerre ont porté le souvenir des combattants lors des commémorations du 11 novembre. Depuis 2008 plus aucun survivants ne peut témoigner, le dernier Poilu s’appelait Lazare Ponticelli, il est décédé en 2008.

    Difficile donc de sensibiliser les jeunes aux évènements de cette période. Désormais, c’est notamment aux enseignants et aux acteurs de la communauté éducative qu’il revient d’assumer la transmission de l’Histoire et de la Mémoire de ces évènements aux générations futures: ;

    J’ai le vague pressentiment que nous n’allons pas tarder à célébrer toutes les commémorations un même jour et à une même date. Cela permettra ainsi d’atténuer le choix de la date retenue pour les festivités de la libération de la Commune de Pertuis par exemple; Enfin, je n’oublie pas non plus que depuis 1946, la commémoration du 8 mai 1945 est l’objet de nombreuses tractations politiques. Le jour férié a été supprimé en 1959 par De Gaulle lui-même, et la commémoration a même été supprimée par Valéry Giscard d’Estaing en 1975!

    – Enfin, les internautes passionnés par cette sombre période peuvent consulter sur le site Genealogie.com 404 518 fiches de soldats français prisonniers entre 1915 et 1918:

    Bien à tous,

    Gilbert, simple appelé du contingent ayant passé 27 mois de sa jeunesse dans une autre guerre non cicatrisée encore aujourd’hui: celle de l’Algérie! Mais c’est une autre Histoire.
    Cadre Honoraire SNCF et Vice-président ANCAC Marseille; Adhérent FNACA La Tour d’Aigues

  2. DURAND Gerard

    Franchement je pense que Gilbert a raison mais cette lettre devrait être lue à tous, son sens profond , nous rappelle s’il en était besoin le sens de ce 11 Novembre qui n’est plus qu’un jour de fête pour beaucoup qui ne savent même pas pourquoi.
    Je vous supplie de continuer à enseigner cette époque c’est réellement notre Histoire.

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