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Il va bien falloir que je me mette à la page

Elle est là face à moi. Nue comme un ver peu reluisant. Elle occupe l’écran que seul Nougaro voit noir lors de ses nuits blanches. Elle me guette. Sa pâleur affolerait un médecin recevant des curistes anémiés. Elle attend un geste de ma part. Il faut que le caresse le clavier pour qu’elle commence à vivre et elle le sait. Ce qui l’inquiète le plus c’est qu’elle scrute mon regard et il est vide comme le verre d’un Antoine Blondin dans l’attente du changement de bouteille par le patron de son bar d’écriture. Cette foutue page blanche me nargue.

Je perçois son impatience à me voir lui proposer les mots dont elle se nourrit. « Qu’as-tu trouvé ce soir ? » Elle sourit. Je le vois bien. Elle me guette. Je lui ai imposé plusieurs milliers de textes divers qu’elle a eu parfois du mal à digérer alors elle craint une idée sotte et grenue germant dans mon esprit fait con de nature. Elle a supporté parfois mes écrits alimentaires sans grand intérêt pour l’élévation de l’esprit sain d’un lecteur curieux. Lorsque la nuit avance, elle réclame son feuillet pour assurer sa survie.

Elle se réclame d’une immaculée conception lui ayant valu, grâce à la conception assistée, une naissance artificielle. Un simple clic sur une touche lui coupe son envie de s’inscrire dans la durée. Elle disparaît en une fraction de seconde mais réapparaît tout aussi vite quand ses aïeules que j’ai côtoyées n’avaient aucun espoir de renaître de leurs cendres lorsque celui qui ne les supportaient plus les livraient aux flammes.

N’empêche qu’ayant blanchi sous le harnais du journalisme amateur j’aimais avec passion le geste auguste du semeur de mots sur une feuille de papier. Attention il la fallait quadrillée pour que la régularité de l’écriture puisse me rassurer sur mes apprentissages scolaires. Le Bic cristal avait ma préférence avant que le feutre Pilot et sa pointe affûtée m’offre la jubilation de déployer les phrases les plus lourdes avec finesse. Je crois que la page blanche appréciait ce soin pris à la couvrir de lettres soigneusement tournées. Une relation affectueuse, douce, un zeste tendre qui me ravissait. Elle conduisait les mots à se coucher en paix sur le papier et à venir tout seuls à ma rencontre. 

Malheureusement il fallut remplacer les mots par les maux causés par les frappes brutales des têtes robustes de la vieille Remington acquise d’occasion. Oui je l’avoue j’ai tabassé parfois avec une ardeur coupable celle qui portait l’enfant de mes créations. Impossible de se sentir à l’aise dans cet exercice contre nature, dénaturant une complicité affectueuse et une confiance réciproque durable.

J’ai peu pratiqué la dactylographie préférant comme bon nombre des amoureux anonymes de la page blanche confier le soin de ce « boulot » aux talentueuses sténos offrant une oreille attentive sous leur casque aux élucubrations d’un rapporteur plus ou moins concis. Les liens entre le support et l’auteur se sont ainsi distendues pour devenir platoniques et distanciés. A tel point que parfois je me concoctais des retrouvailles secrètes sans masque mais avec la plume pour retrouver la jouissance de ce contact « charnel » me manquant trop. D’ailleurs dès que ce que je dois transmettre a un caractère intime ou essentiel je reviens vers mon premier amour.

Alors ce soir je décèle une certaine impatience de l’écran. Lui se moque pas mal des sentiments. Il souhaite savoir si le laborieux du clavier face à lui lui donnera un souffle particulier pour qu’il soit remarqué de bon matin. Le missile ayant perdu la tête en Pologne ? Le point G de Bali ? Le retour parlementaire de « Monomain » sur la figure de son épouse ? La déclaration de candidature du Trump la mort politique ? Les déclarations du gardien réactionnaire des Bleus ? La mise en coupe réglée par la Qatar du monde du football ? L’écran s’en moque comme de sa première Majuscule ! Il lui faut simplement que je le couvre du produit de mon imagination.

Cet écran froid a une trouille : que je sois atteint de leucosélophobie, ce syndrome qui paralyse celui que l’envie d’écrire démange mais qui ne sait pas par où commencer. Je suis certain que vous en avez été atteint lors d’une contrôle ou d’un examen avant de vous lancer dans une improbable dissertation sur un sujet imposé. Rien de plus terrible que de rester paralysé par la peur de jeter l’encre sur une page blanche. Certains s’y prélassent. D’autres y ahanent. Il n’y a pas de recette miracle. Ce soir j’en ai pourtant déniché une !

Cet article a 10 commentaires

  1. christian grené

    Ce matin, je vais donc combattre ma leu-co-sé-lo-pho-bie. Ouf! Une première épreuve de passée. Tant mieux parce que je voudrai te dire, avec Clément, que j’adhère à cette « Roue Libre » matinale. Je la partage à 100%. Ah! le souvenir de la salle de rédaction, seul face à la page blanche.
    Mon papa Antoine, que tu cites en préambule, disait que pour pouvoir pisser de la copie, il n’y avait pas mieux que de boire à même l’encrier. Qu’y mettait-il dedans? J’ai juré, sur sa tombe chez le père Lachaise, que je ne révèlerai jamais son secret.
    Bonne journée à tou(te)s.

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami christian…
      Ce matin, mon ami christian m’a piqué la première place et je n’en suis pas étonnée… car il n’ignore pas que  » l’avenir appartient à ceux et celles qui se lèvent tôt  » !
      Alors, pour se faire pardonner… il me révèlera en secret… son secret !

  2. Laure Garralaga Lataste

    Que faire pour surmonter « le vertige de la page blanche » ?
    1° se lever tôt… en espérant que J.M s’est levé avant vous…
    2° prendre le temps de lire le « Roue Libre » du jour…
    3° se glisse dans le toboggan « lecture » et ne pas louper le suivant… « écriture » !
    Bonne journée et… à vous lire… !

  3. christian grené

    On est si bien tous les deux. Je te fais une petite place et au… euh! on lit.

  4. J.J.

    La page blanche me laisse sans voix….

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami J.J.
      Si l’avenir appartient à ceux et celles qui se lèvent tôt…
      L’heure du levée reste avant 9 h…

  5. Ménière Jean-Marie

    « je sème à tout vent » (Larousse) … délicieusement !

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à un autre ami Jean-Marie…
      Qui a travaillé chez Larousse… ?
      Bienvenu au club des amis(es) de la lecture et de l’écriture… l’une n’allant pas sans l’autre !

  6. DGN

    N’est-ce pas plutôt la pléthorique possibilité de sujets qui te donne le tournis du vide, cher « pisseur de copie » ??? Amitiés

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon amie DJN…
      Exprimer « le tournis du vide » !
      Est-ce bien ce que nous vivons sur « Roue Libre »… ?

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