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Le dévot qui n’en faisait qu’à sa tête

Depuis des mois, il existait une volonté manifeste au sein de la bande des Parieurs Minables Unifiés de noyer le chagrin que lui procure systématiquement l’arrivée du quinté dans un repas tête de veau sauce gribiche. Les rencontres privées chez Albert ont placé la barre très haut pour ce plat emblématique dont Chirac se régalait. Il figure parmi les spécialistes incontestés de cette cuisine plantureuse qui culpabilise celui qui chaque matin ajoute à sa ceinture des bretelles pour éviter qu’elle ne fasse sous-ventrière. Alors se rendre dans un Bistrot pour tenter de le satisfaire relève de la gageure.

De méchante humeur en raison de ses déboires de parieur assidu trompé par des chevaux venus du diable Vauvert pour le priver de son ticket gagnant, il guette la venue de l’assiette. Des dizaines d’habitués se rendent entre Pimpine et piste cyclable pour accomplir le premier jeudi de chaque mois un pèlerinage du goût. Les longues tablées attestent que le rendez-vous a acquis une certaine notoriété et on comprend mieux qu’il soit nécessaire de réserver longtemps à l’avance.

Certes, le repas débute en « rencontrant » des salades, du tartare de bœuf ou une assiette de charcuterie d’une belle facture mais dans l’intense brouhaha des conversations on devine que la prise de tête reste la préoccupation principale. Les habitués en salivent à l’avance. Les néophytes noient leur angoisse de l’attente de la découverte en se délectant de « La vie en rosé ». Les réfractaires accompagnatrices d’une passionné optent pour les autres plats traditionnels avec une bière. L’ambiance monte d’un cran dès que les premières assiettes apparaissent. Le cercle des papilles s’élargit. Albert scrute son assiette que la serveuse a déposer devant lui.

Son regard se perd dans les légumes avant de revenir sur l’objet de ses préoccupations gastronomiques. Délicatement il fouille du bout de sa fourchette dans l’accompagnement posé sur un nombre indéterminé de tranches. Le constat implacable tombe dans un silence que l’on devine déjà réprobateur. Deux « ronds » minces et parfaitement similaires constituent sa pitance tant désirée. Albert ne pipe mot. Il vérifie une fois encore au cas où le patron aurait commis une erreur de répartition. Rien de mieux. Son tête à tête a vite tourné au fiasco.

Chez lui il n’en fait qu’à sa tête ce qui lui permet de noyer des morceaux épais et bien grassouillets moins réguliers dans leur découpe que ceux qui lui ont été servis. Il ne fait rien à moitié. Les portions congrues le désespèrent au moins autant que les verres vides. La bouchée initiale ne le convainc pas trop. La sauce manque de punch. La « gribiche » doit avoir du caractère et tenir tête à celui qui la prend. Or celle-ci en maque sérieusement.

Les câpres, les cornichons en rondelles, la moutarde forte et les herbes aromatiques ne se bousculent comme le voudrait la tradition. Albert a tôt fait de se payer deux tranches. Il ne lui reste plus que les carottes, le poireau et un patate pour pleurer. Il les abandonne à leur triste sort de légumes à l’eau, lorgnant en revanche vers l’assiette de son voisin au cas où ce dernier renoncerait à se payer la tête du veau. Peine perdue. Tout le monde n’a pas une approche aussi intégriste que lui et apprécie le mets. 

Il faut bien avouer que « sa » tête de veau a fière allure. Confortée par des tranches de langue ajoutées aux morceaux de son mets préféré, sa préparation a du corps, du coffre, de la gueule. C’est indéniable. Albert n’ jamais aimé la nuance. Certains disent que c’est une tête de cochon mais ce ne sont que des mauvaises langues. Chez lui il écrase les jaunes d’œufs, les mélange avec la moutarde et le vinaigre en ajoutant progressivement l’huile afin de réaliser une « mayonnaise ». Il y ajoute généreusement les câpres et les cornichons hachés et il incorpore les herbes aromatiques. Il parsème le tout des blancs d’œufs concassés. Bien évidemment quand il y a une centaine de couverts à servir, la perfection ne saurait être la même. Il a du mal à le comprendre.

La bande des cinq n’a pas les mêmes états d’âme. Elle a apprécié ce qu’elle était venue chercher : l’amitié, le partage, la bonne humeur. Albert y trouve sa place et sa part. Et c’est bien là l’essentiel. Comme il le dit souvent « ça s’arrose ». 

Cet article a 10 commentaires

  1. christian grené

    Merci M’sieur pour votre rubrique du jour. Je vous verrais bien… place Beauvau.

  2. J.J.

    À propos de Beauvau, une des meilleures têtes de veau que j’aie mangé à Paris, c’est au Bouillon Chartier, un établissement populaire et haut en couleur, servant une cuisine française traditionnelle. L’original (il en existe plusieurs « exemplaires » dans Paris) est situé boulevard Montmartre (classé monument historique).

    Une tradition ; certains organisent un banquet « tête de veau  » chaque année le 21 janvier plutôt que d’aller à la messe. Pourquoi ? Qui connaît la réponse ?

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami J.J.…
      Une des meilleures têtes de veau que j’ai mangée à Paris…
      Sans rancune…? C’est la faute à ma déformation professionnelle !

  3. christian grené

    Albert Ier, duc d’Entre-deux-Mers, ne connait peut-être pas le Bouillon Chartier, mais il doit savoir qu’Henri IV, roi de Navarre, avait fait de la poule au pot plat un national à déguster tous les dimanches. Sans doute estime-t-il que Paris ne vaut pas une messe et qu’il vaut mieux rester à Créon autour d’une bonne table avec au menu la tête de veau sauce gribiche au bout d’une pique.

    1. J.J.

      Christian @ Tu as l’air de connaître la réponse …

    2. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami christian…
      qui se laisse aller…  » avait fait de la poule au pot plat un national…  »
      Je t’annonce que bientôt tu vas avoir besoin de toute ton attention…
      Et pas que toi… !

  4. christian grené

    La tête de Vaux-le-Vicomte est tombée dans la sciure.

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami christian…
      .… « est tombée dans la sciure » c’est la faute à Voltaire (oui, je sais, qu’il faut écrire ; est tombée par terre, …) le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau
      signé… Gavroche !

  5. julie

    Rubrique très rafraichissante, merci.

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