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Ma quête de gloire pagnolesque

Je ne sais pas si cela vous arrive mais, parfois, je rêve d’accomplir des exploits. Les miens ont été, durant trente ans, de réaliser des reprises de volée fulgurantes, dont la course se terminait dans les filets d’un gardien stupéfait. Puis, lentement, une mutation s’est opérée, rangeant au rayon des improbables circonstances favorables ces prouesses footballistiques.

Désormais, je peux vous en faire l’aveu, sur l’écran noir de mes nuits plus ou moins blanches, je ne fantasme plus sur Zinédine Zidane, sur Karim Benzéma ou Kyllian MBappé, car j’ai tellement vu de matches que je suis un peu blasé sur les déchaînements outranciers que peut générer une victoire. C’est sûrement une question de lucidité mais aussi, et surtout, de détachement.

Je me contente maintenant de tout autre chose. Je me vois simplement assis à un une table, arrosée d’une ombre bienfaisante, en train d’écrire sur un cahier d’écolier, face à un paysage écrasé de soleil. Aucun bruit autre que celui du cri aigu d’un rapace flirtant avec les nuées. Je suis seul, dans un silence insupportable, face à une feuille blanche sur laquelle je trace, d’une plume agile, des pleins et des déliés, les contours d’un texte sans cesse répété. L’histoire me plaît, m’émeut, me traverse. Je suis l’auteur heureux de …  » la gloire de mon père « . Vanité nocturne suprême : je me prends pour Marcel Pagnol !

Combien de fois ai-je rêvé de ce livre, lu et relu à en connaître tous les recoins ? Je suis incapable de les compter. C’est mon refuge, mon havre de paix, mon bain de jouvence. Je prends cette passion pour une  » œuvre  » que beaucoup jugent sans grand intérêt littéraire, pour une forme de faiblesse. Il me faudrait afficher des goûts plus ambitieux, des prétentions d’auteur plus élevées, alors que je me contente d’un récit aux senteurs de Provence, parfois légèrement artificielles mais enivrantes. 

Quel homme sensé oserait afficher pareille référence à ce qui demeure un livre, que l’on donnait en d’autres temps à découvrir aux cours moyens ? J’ai beau tenter de me raisonner, je reviens toujours à ces  » pagnolades  » enfantines qui ne relèvent plus pour moi du temps des secrets. J’aime profondément la simplicité des sentiments, le manichéisme des personnages, les réflexions emblématiques d’une exceptionnelle fraîcheur des caractères.

Oui, je sais, je manque singulièrement d’ambition, mais mon plaisir demeure, au fil des ans, toujours intact. Un peu comme celui que l’on éprouve en retrouvant un visage connu, un lieu douillet ou un sourire avenant.  » La gloire de mon père «  m’a convaincu que l’on pouvait, en enfance, avoir été, à l’insu de son plein gré, une formidable « éponge » à exister.

Mon passé n’a pourtant qu’un lien très lointain avec celui du petit Marcel. Rien ne me rapproche de lui, mais j’ai encore l’impression forte de l’avoir connu, d’avoir été son copain, d’avoir partagé ses joies ou ses déceptions. Aucune explication rationnelle à ce rapprochement de deux vies bien différentes : époque, région, milieu social, culture…

Je n’ai jamais connu les vacances dans la garrigue, les attractions de la ville, les bartavelles ou le romarin… mais je me plonge avec délectation dans les sensations, les sentiments, les appréciations, les impressions. La fameuse  » atmosphère « , qu’ Arletty ne souhaitait pas à sa gueule, me prend invariablement aux tripes. Je pourrais voir ou revoir le film tiré du livre des dizaines de fois sans me lasser, car je me prends à en prévoir les  » bons  » moments, et plus encore, à les relier à des phrases du bouquin.

Le paradoxe, c’est que jamais dans ma jeunesse je n’ai apprécié la lecture ce cette  » gloire  » dont je ne percevais pas l’importance. Il faut, en effet, avoir la capacité à se pencher sur son passé pour dénicher le bonheur existant dans un récit sans aucune véritable révélation sensationnelle. Tout le talent de Pagnol aura consisté à ne parler que du superficiel, en démontrant combien, vu par un enfant, il devient essentiel.

Je suis certain que de moins en moins de lectrices et de lecteurs en apprécieront la description du métier d’instituteur (d’ailleurs il n’existe plus), que peu de monde se retrouvera, dans les relations autour de la religion entre beaux frères (le débat est suranné), que les longues promenades avec un copain dans la nature totalement préservée relèveront, bientôt, de l’invention pure et simple. Pagnol a su extraire d’une époque ce qui en faisait simplement l’essence à travers, et c’est là son talent, seulement des anecdotes.

Marcel traverse ces années des bonheurs simples en enfant privilégié, car elles lui apportent les matériaux de sa construction personnelle. Il n’en sera pas pour autant le  » fruit  » attendu, car dans le fond, il prend l’ascenseur social déjà au 1er étage et n’arrive ni du sous sol, ni du rez de chaussée. Ses vacances, son parcours scolaire, ses proches, l’idéal porté par son père, lui donnent déjà une bonne longueur sociale d’avance sur les autres. C’est d’ailleurs ce qui fait le charme de sa confrontation avec Lili des Bellons, car elle illustre parfaitement l’écart faramineux existant entre deux mondes qui vivent côte à côte.

Bizarrement, le livre a été publié en 1957, année où j’ai situé « La Sauterelle bleue ». Impossible d’imaginer un instant que j’aie donc pu, à l’école, trouver ce livre qui n’y fera son arrivée que beaucoup plus tard. Les personnages qui sont ceux de la famille Pagnol n’entreront dans ma propre vie que beaucoup plus tard, et me serviront à rechercher ceux de la mienne.

Le vieux grand-père d’abord ; le père, instituteur, laïque jusqu’au bout des ongles, utopiste et républicain, profondément aimé ; la mère, Augustine, qui s’était mariée à dix-neuf ans « et les eut toute sa vie » ; l’oncle Jules, natif du Roussillon et « qui allait à la messe » ; Armand, un autre instituteur, avec qui le père de Pagnol s’est associé pour travailler à la reproduction de cartes pour Vidal-Lablache : je les ai connus dans un autre contexte, mais quasiment identiques, en chair et en os avec leur caractères exceptionnels. Je les ai aimés profondément.

J’ai toujours été frappé par le fait que je n’étais pas du tout dépaysé, plus de 20 ans après. Marcel construit sa personnalité dans son monde, toujours sur le même modèle que moi. La vitesse de changement de la société ne dépassait pas les limites autorisées. Et, tout au long de ma vie, je me retrouverai en osmose avec celles et ceux qui ont parcouru leur monde étriqué d’antan, sur ce rythme paisible. Beaucoup plus que des êtres et des faits, c’est l’expression des sentiments que l’on a en soi, sans savoir les traduire, qui fait l’universalité de « la gloire de mon père ».

On oublie trop vite que le monde n’a que très peu changé matériellement jusqu’à la moitié du XX° siècle, malgré les progrès matériels. En effet, la vanité humaine réside dans l’espoir de transformer la société par des lois, des textes, des règlements, alors que ce sont les mentalités qui prennent des décennies à évoluer, et rendent vaniteuses les prétentions de gestion des hommes.

Rares, extrêmement rares sont les enfants auxquels on n’apporte pas tout ce que nous croyons indispensable à leur épanouissement. Ils attendent, le  » bec ouvert « , afin qu’on les nourrisse de multiples produits tout prêts, réputés aseptisés, sécurisés, sélectionnés spécialement pour eux. Tout leur est livré en  » kits  » standardisés plus ou moins complets, afin qu’il puisse construire une personnalité jugée parfaite et productive.

La liberté encadrée, surveillée, maîtrisée, ne leur permettra jamais plus d’arpenter, avec des copains, des fourrés de térébinthes et de chênes kermés, des collines comme celles qui dominent Aubagne et sont le paradis du gibier, des chasseurs et des braconniers, de rencontrer une Lili des Bellons au Puits du Mûrier, de chasser de compagnie, plume, poil et « grosibou », jusqu’au jour sinistre de la rentrée… Ils vivent par procuration la vie que leur apporte une télévision stérilisatrice de l’imaginaire, et ils se contentent, la plupart du temps, de tenter de l’imiter.

D’ailleurs, les adultes ne sont guère différents. Il suffit de regarder les réactions au monde du football pour savoir que le mal est profond. Par procuration, eux aussi, des millions de personnes ne rêvent que de gloire. Pas du tout celle de Pagnol, mais celle qui vous transforme en héros, en vedette, en richissime symbole d’une société des apparences.

Brandir une Coupe du monde devant des milliards de téléspectateurs a une toute autre allure que montrer, dans le soleil couchant, deux bartavelles sur une colline déserte de Provence…

 

Cet article a 17 commentaires

  1. christian grené

    « Je ne sais pas si cela vous arrive mais, parfois, je rêve d’accomplir des exploits… » Oh! Oh! Jean-Marie, tout ce que tu accomplis chaque matin en Roue Libre est, pour moi, un exploit qui laisse cois la plupart de tes lecteurs. Pagnol à côté, c’est roupie de sansonnet n’en déplaise aux pisse-froid. Ou aux pisse-vinaigre comme moi.
    La journée s’annonce belle. Vite, en terrasse!

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami christian…
      Toi ! Un pisse-vinaigre… ! Impossible !

      1. christian grené

        « On rit mal des autres quand on ne sait pas rire de soi-même ». Ce n’est pas de tonton Marcel Pagnol, mais de papy Paul (Léautaud).
        Abrazos, Laurita mia.

  2. Gilles Jeanneau

    Bonjour Jean-Marie
    Pas une fois, tu ne prononces le mot nostalgie et pourtant c’est de cela qu’il s’agit…
    Je n’ai lu « la gloire de mon père » qu’une fois je crois, mais c’est un livre qui marque, effectivement. Car le monde va trop vite depuis un certain temps.
    Je l’ai compris quand le micro-ordinateur est entré dans ma vie en 1983 pour informatiser la gestion des stocks de l’établissement dont je venais de prendre la direction …
    Quelques années plus tard, les messages électroniques remplaçaient les télécopies (et pourtant celle-ci avaient fait faire un bond en avant au bon vieux courrier dactylographié ou pas…). Bref, on n’arrêtait plus le « progrès » si tant est que ce mot est un sens pour moi maintenant.
    C’est vrai que je converse avec toi grâce à Internet et à la fibre!
    Mais à quel prix!
    L’homme n’a t-il pas depuis très (trop) longtemps joué à l’apprenti sorcier?
    Je pose la question.
    Bonne journée quand même.

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami Gilles.
      Je serais tentée d’écrire… que  » les êtres humains ne cessent depuis très très et trop longtemps — de jouer — à l’apprenti sorcier ! ! ! « 

  3. Hautin

    Quel doux bonheur du matin !

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami Hautin
      à déguster lentement… !

  4. Laure Garralaga Lataste

     » Aucun bruit autre que celui… d’une plume agile…  » qui te remercie (pour nous) chaque matin…
    Mesures-tu notre impatience à découvrir ton « Roue Libre » matinal… ? C’est notre « madeleine de Proust » quotidienne.
    Merci Jean-Marie et que ces moments rares se prolongent le plus longtemps possible.

  5. Philippe Labansat

    Si Pagnol nous touche, est-ce seulement générationnel ?
    Bien sûr, il nous décrit un monde que nous avons connu, que nous avons aimé, avec tous ceux qui l’animaient qui l’habitaient, et ce monde n’existe plus.
    À la réflexion, j’ai le sentiment que la modernité a non seulement effacé ce monde mais, plus grave et plus globalement, la technicité, la vitesse, la globalisation ont ratatiné l’ensemble du monde, l’ont rendu plus petit, plus étriqué. Comme cette représentation rétrécie des pays, dessinés en fonction des dessertes ferroviaires et routières.
    On aurait pu penser que cette contraction du monde aurait pu contribuer aux rapprochements des êtres et des cultures. Malheureusement, l’empire techniciste a surtout affadi, aseptisé, uniformisé, standardisé.
    D’où le regard nostalgique vers notre (nos) monde(s) perdu(s)…

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami Philippe.
      Combien je partage cette nostalgie d’un monde perdu… !

  6. J.J.

    La Gloire de mon Père ! Incontournable comme on dit maintenant.

    Mais j’aime pratiquement tout Pagnol, même le sinistre Papé et le benêt Hugolin. Je le préfère à Giono qui a décrit la même région avec talent mais sous un jour plus sombre. On ne rigole pas souvent avec Giono, et moi , j’aime rigoler, « car le rire est le propre de l’homme », et pour moi, Pagnol, c’est la vraie vie, ses joies et ses peines.

    Plus près de nous géographiquement, en Périgord, mon livre préféré, que je relis souvent avec le même plaisir, c’est le Moulin du Frau, d’Eugène Leroy. Je me serais bien vu , dans mon « jeune temps » dans la peau d’un de ces personnages ruraux , c’était mon rêve, vivre et travailler au grand air. Le sort en a décidé autrement, j’ai passé toute ma carrière entre quatre murs, le plus souvent en ville, de surcroit, rêvant en vain de me sortir de là.
    Heureusement il y a le rêve.
    Et merci à toi aussi Jean Marie de nous faire rêver.

    1. Laure Garralaga Lataste

      à mon ami J.J.…
      C’est si bon de rêver à son enfance ! De rêver à ce passé qui n’est plus…
      L’avenir est si sombre, qu’on rêve de revenir en arrière… ! Mais hélas…
      ce retour en arrière est-il vraiment aussi merveilleux… !

  7. MARTINE PONTOIZEAU-PUYO

    Bonjour à tous
    que de souvenir tu viens de faire remonter à la surface.
    J’ai lu Pagnol, j’ai ses livres. J’ai vu les films dans diverses versions et je les regarderai à nouveau si la télé les programme. Pagnol parle d’un temps pas si lointain mais que les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent imaginer.
    j’aime les auteurs de province qui nous ont fait connaitre que que les citadins ignoraient.
    Merci Jean Marie de nous replonger dans un passé pas si vieux.
    Bon weekend à tous

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ mon amie Martine…
      Nostalgie…! Nostalgie… ! Quand tu nous tiens…

  8. Alain .e

    Le château de ma mère , c’ est celui ou elle à travaillé un temps dans un petit village ou je suis né , la gloire de mon père , c’ est quand j’ ai marqué quatre buts sur les cinq de notre victoire contre un club voisin , le temps des secrets , les bals de campagne ou nous invitions les filles à danser , Manon des sources , le puit artésien dans le bois familial….
    on ne guérit jamais de son enfance , adolescence , nostalgie quand tu nous tiens ..
    Cordialement

    1. Laure Garralaga Lataste

      @ à mon ami Alain.e…
      Merci pour cette mise en avant de ces 4 livres qui ont nourri ma jeunesse…

  9. Alain.e

    @ Laure, vous avez remarqué que je n’ai pas cité  » Jean de Florette  » , bien que l’ayant lu également, car qui conte fleurette encore aujourd’hui…
    Cordialement

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